La bataille que les auteurs et éditeurs américains livrent contre le site de vente en ligne Amazon peut sembler anecdotique – au regard des enjeux économiques et géopolitiques du monde actuel – et loin de nos préoccupations – parce qu’elle ne paraît concerner que la répartition des recettes de vente de livres numériques aux Etats-Unis. Il n’en est rien.

Amazon, après s’être contenté de commercialiser des livres imprimés par correspondance, s’est mis à vendre de tout, des machines à laver à l’épicerie, et en particulier des livres numériques. Le voici en quasi monopole du commerce en ligne, sans être rentable, à la différence de Google, Facebook ou Apple. Conformément au pronostic émis depuis 20 ans, et négligé par tous les éditeurs, les lecteurs achètent, dans le monde entier, de plus en plus de livres sur écran. Aux Etats-Unis, pays le plus engagé dans cette voie, plus du tiers des livres acquis sont déjà des fichiers numériques ; bientôt, ce sera 75% et les livres papier seront marginalisés.

Amazon, qui détient 60% du marché du livre digital et 35% du marché du livre papier, propose aux éditeurs de vendre leurs fichiers numériques beaucoup moins cher – prétextant que les livres sont trop chers, que les acheteurs sont très sensibles au prix, que les livres entrent en compétition aux yeux des acheteurs avec d’autres produits – films, musique, télévision…

Certains éditeurs acceptent, espérant se rattraper sur la quantité ; beaucoup refusent, pour maintenir leur pouvoir de fixation des prix de vente des livres et ne pas brader des droits payés chèrement. Mille auteurs américains portent ce combat, en soutien de leurs éditeurs et libraires – en représailles, Amazon retarde la vente de leurs livres. La filiale américaine d’Hachette est, à juste titre, en première ligne de cette bataille. Si Amazon l’emporte, si les auteurs cèdent, si les éditeurs capitulent, les consommateurs américains y gagneront à court terme ; les auteurs de best-sellers beaucoup plus. Les autres vendront sans doute aussi plus de livres, mais en tireront des revenus beaucoup plus bas ; les éditeurs y perdront tout, comme les libraires.

Plus tard, Amazon s’intéressera au marché européen, provisoirement moins sensible au livre numérique, et disposant dans plusieurs Etats de lois sur le prix unique des livres. A court terme, une fois de plus, les consommateurs l’emporteront : les plateformes de vente en ligne vendront de moins en moins cher aux lecteurs ce qu’elles paieront de moins en moins cher aux auteurs, gardant pour elles la marge de distribution comme rente. Ces plateformes remplaceront l’un après l’autre tous les services rendus par les intermédiaires et participeront à la déflation technologique en marche, qui ruine bien des professions.

Amazon ne mène pas une bataille contre le livre – ce n’est qu’un produit comme un autre aux yeux de ses dirigeants. Elle s’intéresse également au marché du film, se posant en concurrent de Netflix et des majors. Le bras de fer vient de commencer avec Disney. Amazon propose aux auteurs et réalisateurs de se passer d’éditeur ou de producteur, de publier et diffuser à compte d’auteur sur son site, devenu hypermarché d’une culture où le rôle des éditeurs et des producteurs – la sélection, l’enrichissement, la promotion – sera confié à des algorithmes.

Éditeurs, libraires et auteurs doivent s’en prendre à eux mêmes, en particulier en France : s’ils avaient anticipé la révolution digitale, s’ils n’avaient pas tout fait pour transformer le projet de Très Grande Bibliothèque, qui devait, dix ans avant l’émergence d’Amazon, être numérique, en une bibliothèque physique de plus, antédiluvienne et mal commode, s’ils avaient aidé à la constitution d’un concurrent sérieux d’Amazon – qui existe pour certains produits et certains pays : Cdiscount -, on n’en serait pas là.

Éditeurs et libraires peuvent nourrir, un temps, l’illusion que la baisse du cours de bourse d’Amazon le fera changer de stratégie, cela ne suffira pas. A terme, Amazon installera un monopole, choisira les livres publiés et les langues dans lesquelles il trouvera rentable de les publier. Idem pour les films et la presse. Pour sauver le modèle culturel européen et ses acteurs, il faut imaginer des produits et services nouveaux. Par exemple, comme les musiciens vivent de plus en plus de leurs concerts et moins de leurs disques, comme les journaux vivent de plus en plus des colloques qu’ils organisent et moins de leurs ventes au numéro, éditeurs, libraires et auteurs, vivront de plus en plus des conférences qu’ils donneront. De nouvelles entreprises proposeront sur internet des services de prêt de livres entre lecteurs : tant de bibliothèques dorment quand tant de gens rêvent de lire !

Aux éditeurs et libraires, pour une fois, d’anticiper sur la prochaine bataille. La diversité de la culture est à ce prix.

j@attali.com