Hadopi, la Haute Autorité chargée de lutter contre le téléchargement de musique sur Internet, rendu illégal par la loi qui l’a créé, vient de présenter une campagne publicitaire de très grande ampleur. On y voit en particulier, dans un encart pour la presse écrite, une petite fille, l’air triste, parce que, selon la publicité, elle serait menacée, par le piratage, de ne pas pouvoir publier son premier roman, en 2032. Puis vient le slogan de la campagne, décliné de mille façons, sur tous les médias: « La création de demain se défend aujourd’hui » !
J’aurai pu ne pas en parler, en cette semaine où tant de sujets importants s’entrechoquent, et ne pas faire ainsi de la publicité à une publicité ; mais j’y vois un sujet de très grande importance, révélateur des maux les plus terribles qui fragilisent notre pays.
Il est en effet assez piquant de voir Hadopi parler de menaces qui pèseraient sur la littérature, alors que cette autorité n’a aucune compétence sur le sujet ; et il est scandaleux de la voir, par un amalgame trompeur, inventer une menace imaginaire pour faire croire que le libre accès à Internet interdira de publier des romans.
Certes, l’économie de la littérature changera, comme celle de la musique. Mais elle peut évoluer pour le plus grand bien des artistes.
D’abord parce que la création musicale, compétence d’Hadopi, n’est absolument pas pénalisée, au contraire, par sa mise à disposition sur Internet ; ceux qui sont menacés, ce sont les revenus des anciens maîtres de l’ancienne économie, qui osent se nommer encore les « majors », et qui ne font plus que recycler leurs catalogues ou inventer des vedettes éphémères. Il est même établi que les mélomanes qui téléchargent gratuitement de la musique ou qui l’écoutent en streaming sont aussi ceux qui achètent le plus de cd. De fait, jamais les musiciens, et pas seulement les plus célèbres, n’ont autant gagné de l’argent par leurs concerts ; et la licence globale (publique ou privée, comme on commence à le voir) protègera les droits des auteurs et les revenus des interprètes beaucoup mieux qu’aucun autre système.
Ensuite, parce que c’est insulter tous les artistes que de soutenir que l’argent est le moteur de la création. L’économie de l’art doit évidemment permettre aux artistes de vivre dignement de leurs créations, mais elle ne se confond pas avec l’économie de la distraction. En particulier, Internet est, pour les écrivains comme pour tous les autres artistes, non une menace, mais un nouvel espace de création et de revenus.
Enfin, plus généralement, parce que ce qui menace aujourd’hui la création en France, ce n’est pas une hypothétique remise en cause des droits d’auteur, mais des insuffisances bien plus profondes : en musique, c’est l’incurie des villes moyennes, qui ne disposent pas, pour la plupart, comme dans les autres grands pays, de salles de concert et de répétition, ni de places suffisantes dans les conservatoires. En matière littéraire, c’est l’insuffisance des moyens pour valoriser le rôle de prescripteur des libraires dans l’économie numérique.
Plus généralement, ce qui pénalise la création et l’innovation en France, c’est la contrefaçon matérielle, qui n’a absolument rien à voir avec le téléchargement gratuit sur internet ; c’est l’insigne faiblesse des budgets de recherche de l’industrie privée ; c’est la méfiance à l’égard du changement, la peur devant tout défi ; c’est la nature trop directive de l’enseignement primaire et secondaire, qui ne valorise pas assez l’initiative et la créativité ; et c’est enfin notre incapacité à attirer les étrangers de talent.
En France, la création n’a pas besoin de censeurs, mais de recruteurs.