Il y a deux siècles exactement en Allemagne naissait Karl Marx. Aucun penseur non religieux n’a jamais eu autant d’influence sur l’histoire réelle des hommes. Aucun n’a été aussi commenté, critiqué, par des gens qui n’avaient pas toujours fait l’effort de le lire.
Aussi, ceux qui en restent aux caricatures, ne veulent retenir de lui que les atrocités commises en son nom : des générations d’étudiants déformés, des millions d’espérances gâchées, des dizaines de révolutions détournées, autant de dictatures épouvantables et de massacres de masse. Encore aujourd’hui, bien des gens le citent à tort et à travers, pour faire une lecture sommaire et manichéenne de l’économie, ou pour prétendre qu’il justifie la dictature, ou même pour justifier leur antisémitisme, comme vient de le faire le triste Président de l’autorité palestinienne, (prétendant, à tort que, pour Marx, l’antisémitisme se justifierait par l’activité de préteurs à intérêt des communautés juives en Europe, oubliant que les juifs n’ont été admis en Europe chrétienne à partir de l’an mil qu’à condition de faire le métier de préteur, toujours contre leur gré).
Il serait pourtant si facile d’en revenir aux textes. Et ils ne manquent pas, certains plus faciles à lire que d’autres. On peut commencer par le génial « Manifeste du parti communiste », écrit en une semaine, il y a 170 ans. Et puis tant d’autres, avant d’aborder l’immense « Capital ». On comprendra alors que, pour Marx, la bourgeoisie est une classe formidablement novatrice, porteuse de progrès et de lumière, acteur majeur du progrès et de la liberté. Pour lui, le capitalisme constitue une libération par rapport aux modes de production antérieurs ; il en est à ses débuts, et rien ne sert de tenter d’enrayer sa marche, qui s’étendra jusqu’à ce qu’il soit global, c’est-à-dire qu’il concerne l’humanité toute entière, et tous les échanges de toutes les marchandises entre tous les hommes. Alors, il ne pourra que s’effondrer, dans une crise finale, qui laissera la place non à un système de répartition de la rareté, mais une société d’abondance absolue.
En attendant, la seule action politique à laquelle il croyait, c’était l’organisation mondiale des travailleurs, pour faire face à un capitalisme de plus en plus global et tenter d’en accélérer la crise en empêchant les actionnaires de récupérer l’essentiel de la plus-value créée par le travail des salariés.
En conséquence, pour lui, il ne peut y avoir de socialisme dans un seul pays ; et dans les dernières années de sa vie, il s’était même opposé à ce qui s’annonçait en Russie, qui n’était pas pour lui le meilleur pays pour entreprendre une révolution, qui ne pouvait, d’ailleurs, n’être que mondiale. Et pour comprendre ce qu’il nomme « la dictature du prolétariat », il faut lire ses réflexions sur la Commune de Paris ; on y verra que le régime qu’il nomme ainsi protège les libertés formelles et n’a rien à voir avec l’épouvantable système totalitaire né de la révolution soviétique.
On pourrait citer bien d’innombrables autres exemples de ses réflexions si prophétiques. Même sur des sujets apparemment aussi particuliers que la musique (ce qui l’amène à théoriser, un des tous premiers, l’économie immatérielle). Et d’autres, dont il a aussi vu l’importance, comme le pillage de la nature, les mouvements migratoires et les dégâts de l’individualisme.
De fait, quand on veut bien faire l’effort de pénétrer son œuvre, on en comprend l’incroyable actualité : Marx est un des premiers penseurs de la globalisation. Il reste un guide pour qui veut bien l’étudier sérieusement. Et qui veut bien comprendre que le socialisme ne se construit pas à la place du capitalisme, mais après lui.
Il nous apprend que toute dictature se nourrit de la caricature d’une pensée complexe. Et que, si on veut comprendre la globalisation et ses avatars à venir, on a intérêt à le lire, à le relire, et à se nourrir de l’espérance qu’il porte.
Naturellement, il n’est pas un guide unique, et bien d’autres pensées sont utiles pour comprendre l’avenir. A commencer par celles qui analysent en profondeur les passions humaines : c’est par un dialogue sans cesse renouvelé entre Marx et Shakespeare, et tant d’autres après eux, qu’on peut éclairer l’avenir.
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