L’idée, qui devient de plus en plus à la mode, selon laquelle il faudrait souhaiter et organiser une décroissance de l’économie, pour lutter contre les destructions qu’elle engendre, peut sembler a priori totalement stupide : Comment peut-on vouloir institutionnaliser la dépression, dont le monde subit aujourd’hui les conséquences en termes de chômage et de la pauvreté ? Comment peut-on souhaiter la baisse de la production, c’est-à-dire du revenu moyen, alors que ne sont pas satisfaits les besoins les plus élémentaires des populations des pays développés, sans compter ceux des milliards de gens qui souffrent encore de l’extrême pauvreté ? Comment peut-on souhaiter la décroissance quand tant de progrès s’annoncent, faisant espérer la possibilité de débarrasser l’humanité de travaux pénibles, de souffrances, d’ignorance et de pollutions ? Comment peut-on enfin penser qu’une croissance zéro ou négative améliorerait la situation de l’environnement, alors que ce n’est pas la croissance qui pollue, mais la production, dont le contenu n’est pas amélioré par sa stagnation ?
Et pourtant, l’idée fait sens :si on l’entend comme un désir de mettre un terme aux errements de notre modèle de production, aux folies et aux fatigues de la vitesse, du rendement, du gaspillage, de l’accumulation et du remplacement irréfléchi de gadgets par d’autres gadgets ; et surtout comme la volonté de remettre en cause la définition marchande du mieux être.
Pourtant, pour accomplir une telle mutation, ce n’est pas d’une décroissance au sens propre du mot, dont le monde a besoin. Ni même d’une autre croissance, qui ne changerait rien à la structure de la production. Mais bien d’une mutation radicale de la nature même des biens matériels produits et de leurs rapports avec le temps, avec les sensations et les sentiments.
Une telle mutation, qui devrait conduire à une croissance adéquate, (d’où le néologisme d’ « adéqroissance ») exigerait de penser le système social comme étant au service du meilleur usage du temps, même non marchand ; de construire un système de production sans cesse adapté aux connaissances nouvelles en matière de conservation des ressources ; d imaginer un système de santé fondé sur la prévention, même non marchande, plutôt que sur les soins, eux-mêmes très couteux ; de mettre en place une gouvernance sans cesse améliorée pour tenir compte des désirs et des préférences à long terme des gens . L’économie finirait alors par laisser beaucoup plus de place à la production et l’échange de biens immatériels gratuits, allant du savoir à l’art ; et le marché devrait se contenter d’en assurer l’infrastructure, en particulier par la production de biens de base.
Cette mutation exigera d’énormes investissements, qui se traduiront, pendant longtemps encore, par une forte croissance de la production matérielle, devenue adéquate, c’est-à-dire de plus en plus économe en énergie et soucieuse de préserver l’environnement ; tournée vers des réalisations immatérielles, faites de gratuité et d’altruisme, de spiritualité et de plénitude. Cette évolution donnera sa pleine valeur au temps vécu, et non plus au temps contraint. Elle fera peut- être un jour oublier l’idée même de croissance, pour la remplacer par celle d’épanouissement.