Pendant que se profilent d’innombrables crises, d’une extrême violence, financières, économiques, sociales, écologiques, pendant qu’en Chine, en Russie, en Turquie, en Inde, des pouvoirs non démocratiques mettent en place des réformes pour y faire face, niant les droits de l’homme, et pendant que s’annoncent partout des régimes du même genre, du Brésil à la Hongrie, les plus anciennes démocraties du monde font un usage de plus en plus délétère de leurs libertés :
Aux Etats-Unis, le débat sur l’avenir de l’institution la plus importante du pays, la Cour Suprême, s’est réduit à une audition en direct à la télévision pendant plus de huit heures, suivie par plusieurs dizaines de millions de personnes, sur les mœurs sexuelles des étudiants dans les campus.
En Grande Bretagne, le débat sur le Brexit, qui détermine l’avenir du pays pour très longtemps, a été confisqué par des mensonges sommaires, dont la classe politique toute entière ne sait plus comment se dépêtrer.
En Italie, une improbable coalition des extrêmes comptes sur la peur de ses partenaires européens pour trouver l’argent dont elle aura besoin pour financer des promesses électorales contradictoires.
En Allemagne, un gouvernement totalement paralysé par les chantages de ses alliés les plus extrêmes survit, pour quelque temps encore, au fil de l’eau.
En France, une classe politique de plus en plus émiettée ne semble plus vouloir débattre que sur de minuscules enjeux ou sur de faux problèmes, telle la soi-disant menace d’une invasion du pays par de nouveaux migrants, alors que leur nombre réel est plus faible que jamais.
Dans tous ces pays, médias et hommes politiques vivent de ces scandales dérisoires et se prêtent à ces jeux de posture et de petites phrases, sans vraiment se rendre compte qu’ils creusent ainsi leurs propres tombes. Pire encore, bien des intellectuels croient qu’il leur faut, eux aussi, se mettre à invectiver, insulter, crier pour avoir leur place au soleil.
La réalité se vengera. Quand éclatera une ou plusieurs des innombrables crises qui rôdent autour de nous, quand la situation climatique sera vraiment intenable, quand la concentration des richesses et des pouvoirs sera insupportable et quand une ou plusieurs dictatures sembleront fournir plus de croissance et de puissance que les démocraties, les peuples d’Occident se révolteront contre l’alimentation qu’on leur impose, les métiers qu’on leur octroie et les écoles qu’on leur assigne ; ils rejetteront la démocratie avec ceux qui la représentent et se jetteront dans les bras de ceux qui leur promettront de l’ordre, de la stabilité, de l’égalité, du travail et de la sécurité ; qu’ils se disent de gauche ou de droite, l’une et l’autre dévoyées.
Pourtant, la dictature ne fera pas mieux que les pires démocraties ; elle servira les intérêts de nouveaux maîtres ; et elle cachera du mieux qu’elle pourra ses propres turpitudes : il suffit pour s’en convaincre de voir comment le plus vieux gouvernement non démocratique du monde, l’Eglise catholique, a réussi à masquer pendant des siècles les horreurs commises par ses membres. On ne pourra pas espérer mieux de futures dictatures.
La démocratie reste le meilleur des systèmes, à condition qu’on ne la réduise pas à une chasse à courre, qu’on y parle sérieusement des sujets sérieux et qu’on s’organise pour entendre les voix des générations futures. On en est encore très loin.
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