L’intelligence artificielle est parfois présentée comme le diable, qui va détruire tous les emplois et laisser tous les hommes au chômage, dans la misère ; en donnant le pouvoir à quelques compagnies qui contrôleront toutes les données et nous voleront jusqu’à notre identité. En particulier, les pays européens sont souvent présentés comme des victimes inévitables de cet avenir, puisque ne possédant aucune des grandes compagnies dans ce secteur, dont les maitres sont et seront pour l’essentiel chinois et américains.
Ces dangers sont bien réels. Et la bataille pour la maitrise scientifique, technologique, économique, géopolitique de ces nouvelles industries va déterminer largement le cours du 21ème siècle.
Si ces technologies vont devenir si essentielles, c’est parce qu’elles vont bientôt nous permettre bien des choses, loin d’être toutes négatives : grâce à elles, on pourra travailler mieux et moins. On pourra prédire des accidents (sur la route et dans les airs) ou des maladies (liées à des comportements ou à des environnements ou à des héritages génétiques), et donc les éviter.
On pourra même savoir à l’avance ce que nous allons apprécier et on nous conseillera avec précision dans nos achats, dans nos études, dans nos relations affectives et amoureuses. Et même un jour, dans nos choix politiques.
Le domaine de l’art en sera-t-il immune ? L’intelligence artificielle pourra- t-elle bientôt nous dire nous dire ce que nous allons aimer ? Pourrait-elle savoir à l’avance quelle œuvre va nous toucher ? Et nous orienter vers les artistes les plus proches de nos gouts, à travers le monde ; ou même leur faire produire à l’avance les œuvres les plus conformes à nos gouts supposés ?
Peut-on même imaginer qu’à terme des intelligences artificielles puissent savoir assez des gouts de chacun pour produire elle-même, sans artiste humain, les œuvres d’art auxquelles chacun de nous pourrait le plus être sensible ? Les humains naitraient-ils ainsi un jour avec une bibliothèque prédéterminée de ce que chacun d’eux va aimer, voir, entendre, ressentir ?
Ne serions-nous plus surpris que par ce que par quoi nous serions déterminés à devoir être surpris ?
L’art mériterait il alors encore ce nom s’il n’est plus surprise, étonnement, transgression ? Et si même, à terme, nous sommes punis de ne pas aimer ce que la machine nous enjoint d’aimer ?
A terme, si cela se réalise, c’est la notion de liberté individuelle qui perdrait son sens : on ne serait plus libre que de ne pas suivre le conseil impératif que ces machines nous donneront, dans tous les domaines de notre vie. Mais à nos risques et périls, en perdant alors toute protection de la société.
C’est devant l’angoisse folle que déclenche cette menace sur l’existence même de la liberté que l’on peut comprendre le surgissement des pires et des meilleures réactions humaines : Certains voudront casser ces machines. D’autres trouveront des boucs émissaires qu’ils considèreront comme responsables de ces dérives. D’autres encore se précipiteront dans les bras de dictateurs humains plutôt que d’accepter d’être les esclaves de logiciels.
D’autres, enfin et surtout, tenteront d’utiliser ces techniques, comme les précédentes, pour en faire des instruments de liberté. Et l’art sera, comme toujours, un excellent indice de ce qui est possible : quand une technologie permet à un art de s’exprimer, elle n’est pas intrinsèquement néfaste.
A chacun de nous, comme spectateur, créateur, et acteur, à un niveau ou un autre, de la chaine de l’art, de garder présent en mémoire cette menace et cette espérance, pour en tirer le meilleur.
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