Le débat pathétique à propos du Brexit au parlement britannique, (bloqué entre trois choix contradictoires, et sans majorité pour aucun d’entre eux) nous rappelle qu’il peut se produire des situations où les préférences des individus sont rationnelles, sans que les préférences collectives ne le soient.
Dès 1785, le baron de Condorcet avait montré qu’une collectivité composée d’individus rationnels, à qui on demande de choisir démocratiquement entre trois choix proposés deux à deux, peut en arriver à des décisions absurdes : préférant A à B, B à C ; mais, contrairement à ce qui serait logique, préférant C à A !
Deux siècles plus tard, en 1972, John K. Arrow, professeur à Stanford, fut même le plus jeune économiste à emporter le prix Nobel, pour avoir démontré qu’aucune procédure démocratique respectant quelques conditions de bon sens ne protège contre ce genre de contradiction. Autrement dit, rien ne garantit que la démocratie assure un choix collectif respectant la rationalité de ses électeurs.
C’est exactement ce à quoi on assiste au Parlement britannique en ce moment. Et ce à quoi on a assisté récemment en de très nombreuses autres circonstances ; c’est ce qui explique aussi pourquoi les électeurs sont si souvent déçus des décisions prises par ceux qu’ils ont élus.
Tout cela doit nous rendre prudents :
Si la démocratie est le meilleur de système, parce qu’elle protège les libertés fondamentales mieux qu’aucun autre système, elle n’assure pas avec certitude la rationalité des décisions politiques.
Plus encore : il en découle que le référendum est sans aucun doute la forme la moins adaptée pour prendre des bonnes décisions politiques. D’abord parce que le paradoxe de Condorcet s’y applique pleinement ; ensuite parce que, en général, on y répond à celui qui a posé la question et pas à la question posée ; ensuite encore parce que le degré d’information des électeurs sur la question posée est souvent inégal. Enfin, parce que cela conduit à une sorte de connivence implicite entre des leaders forts (qui souhaitent passer outre les corps intermédiaires), et des forces qui se croient d’opposition, (et qui en fait font le jeu de ces leaders forts, en réclamant des référendums directs).
Le referendum fait alors glisser, inconsciemment, de la démocratie représentative à un pouvoir personnel, appuyé sur des plébiscites. Certains pourraient y voir un progrès. D’autres faisant un pas de plus dans l’évolution autoritariste actuelle de la plupart des régimes à travers le monde.
Bien sûr, on citera le contre-exemple suisse, qui montre qu’un peuple éduqué, politiquement conscient, peut débattre sereinement de grands sujets sans passer par son parlement. Seulement voilà : le pouvoir exécutif suisse n’est que le reflet anonyme d’une société construite par l’agrégation volontaire de cantons ; et non, comme toutes les autres démocraties, comme le résultat de la conquête de territoires par un envahisseur, suivi de la mise en place d’un Etat fort. Aucun risque de voir l’exécutif suisse tenter de se servir du referendum pour asseoir un pouvoir personnel. Cela change tout.
La démocratie est confrontée à mille défis, à commencer par celui, qu’on vient de souligner, de sa cohérence interne. Pour y pallier, il vaut sans doute mieux chercher des solutions d’avenir, dans des mécanismes de vote utilisant ce qu’offrent les nouvelles technologies. Il est fou, à l’heure de l’intelligence artificielle, qu’on prétende débattre de choix collectifs sans tenir compte de ce que les « technologies civiques « (les civitech) peuvent apporter. Elles ont fait leurs preuves, dans bien des domaines, dans les pays les moins probables ; par exemple pour mesurer en continu la satisfaction des usagers de services publics, ou les conditions de leur amélioration ; en toute transparence, dans une parfaite égalité des usagers.
Il faut donc en faire usage, sans pour autant céder à l’immédiateté qu’elles favorisent. Par exemple, en donnant un droit de vote virtuel aux futures générations sur tous les sujets qui les concernent.
L’avenir de la démocratie est à mon sens-là : dans l’alliance des corps intermédiaires, du Parlement, de ce qu’apportent les nouvelles technologies et de la prise en compte de l’intérêt des générations futures. C’est ce que j’appellerai volontiers la « démocratie positive ». Qui osera ?
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