A priori, rien n’est plus sensé que la retraite par points, proposée par le gouvernement français, et reprise, parmi d’autres sources, des propositions de la commission que j’avais présidée il y a douze ans : elle vise à prendre acte du nomadisme croissant du travail, de moins en moins enfermé dans des carrières en silo, vécues dans une seule entreprise. Cette réforme pourrait aussi être parfaitement juste, si on pouvait y consacrer les moyens permettant de tenir compte de toutes les situations particulières.
C’est là où commencent les problèmes : une réforme d’un système de retraites n’est pas, comme le sont beaucoup d’autres réformes publiques, une décision simple, qu’on peut prendre ou ne pas prendre, pour autoriser ou interdire telle ou telle activité. Un tel système renvoie à quelque chose de beaucoup plus profond, organique, car il s’est construit au fil du temps, avec des spécificités infinies, miroir de la complexité du corps social.
Comme pour un corps humain : il est extrêmement difficile d’accepter le remplacement d’un membre ou d’un organe par une prothèse ; et plus encore d’accepter le remplacement d’un membre, qui fonctionne, par une prothèse, qu’on vous jure être plus efficace et plus juste que le membre réel ; d’autant plus difficile qu’il est pratiquement impossible, de prouver que le membre réel va bientôt être malade et qu’il est urgent de l’amputer avant qu’il ne gangrène tout le corps. En fait, presque personne, sauf acculé par les évidences de la douleur, ne l’accepterait.
On en est là avec le régime des retraites : il constitue une partie vivante, un organe du corps social. Il a évolué avec lui ; il fait intimement partie de lui ; il s’est complexifié avec lui. Et nul ne peut expliquer qu’il n’est plus capable de rendre les services qui justifie son existence. Aussi est-il très difficile de convaincre le corps social de la nécessité de le remplacer par un artefact universel, une prothèse qui viendrait remplacer cet organe supposé fatigué.
Bien sûr, le gouvernement a tous les moyens démocratiques pour imposer cette réforme ; il peut la faire voter sans plus rien écouter de personne. Et les grèves, peut-il penser, ne dureront pas dix ans. Mais cela ne veut pas dire qu’il a aussi les moyens, une fois la prothèse posée, de garantir qu’elle remplira son rôle, qu’elle ne nuira pas au fonctionnement du reste du corps. Et qu’il ne restera pas des cicatrices indélébiles de l’opération.
C’est une question infiniment plus vertigineuse, qui se pose là : l’histoire de l’humanité est celle de la traduction de la vie en artefact, du vivant en artificiel ; dans tous les domaines ; en général pour le meilleur de l’homme et de la société. Mais pas toujours ; et même, de moins en moins, puisque le projet pourrait devenir de transformer l’homme lui-même, et le corps social, en un artefact, un robot. Objet mort à force de vouloir vivre mieux et plus longtemps.
Dans cette tentative de remplacer un organe (qui a mis longtemps à se complexifier pour remplir les milliers de rôles spécifiques dont le corps social l’a chargé) par un artefact, on prend beaucoup de risques. Et il faut donc ne pas craindre d’imiter autant que possible, dans la prothèse, les caractères de l’organe défaillant ; c’est-à-dire d’adapter le système nouveau de retraite, aux spécificités de chaque vie. Ce serait d’ailleurs la force du nouveau système, bien expliqué et bien appliqué, en prenant son temps, en veillant à ne pas faire de la chirurgie inutile, que de pouvoir prendre en compte toutes les particularités. Mais alors, si c’est pour faire autant d’exceptions que dans l’autre système, cela vaut-il la peine de le remplacer ?
C’est là où on comprend que, en matière de gouvernement comme de vie humaine, l’amputation et le remplacement d’un organe défaillant par une prothèse ne devrait être que le dernier recours.
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