Dans un texte de février 1941, un des plus poignants parmi ceux rassemblés et republiés récemment dans « Pas de défaite pour l’esprit libre », Stefan Zweig, (finissant alors dans sa dernière tournée en Europe et aux Etats-Unis, avant de retourner au Brésil et s’y suicider) raconte avoir lu dans une « Histoire de la Révolution Française » (dont il ne précise pas l’auteur, que je n’ai pas réussi à identifier) que, à l’aube du 21 janvier 1793, au moment même où Louis XVI montait les marches qui le conduisait vers la guillotine, à quelques mètres de là, des pécheurs impassibles, assis au bord de la Seine, « restèrent concentrés sur leur bouchon qui flottait ».
Ces pêcheurs ne sont pas pires que ceux qui applaudirent à la décapitation du roi, et se réjouirent du sang versé. Chacun à sa façon, les uns et les autres, par détachement ou par fanatisme, laissèrent s’accomplirent des actes d’une extrême barbarie.
Zweig en déduit que, au milieu des plus terribles tragédies, bien des gens restent indifférents ; soit par insensibilité naturelle, soit parce qu’ils ont vu tant de malheurs que plus rien ne les touche, ou encore parce qu’ils ne veulent, ni ne peuvent, plus supporter la vue du sang.
On sait ce qui suivit : pris de nausée devant le spectacle des massacres de la Terreur, les Français finirent par s’abandonner dans les bras d’un général, pour qui tous, même les pêcheurs, se déclarèrent prêts à mourir.
On en est là, de nouveau, aujourd’hui. Et c’est très mauvais signe pour l’avenir.
Juste à côté de nous, comme à côté de la guillotine dressée sur la place qui allait devenir celle de la Concorde, un très grand nombre d’humains ne veulent plus rien savoir des malheurs du monde. Excessif ? Non ! la plupart des gens d’aujourd’hui préfèrent, par exemple, ignorer que 500.000 enfants et 2,5 millions d’adultes sont pris, en ce moment même, dans une nasse, à Idlib, en Syrie ; et que beaucoup d’entre eux y meurent tous les jours sous les bombes. De même, personne ne veut voir qu’une invasion de sauterelles affame aujourd’hui plus de 12 millions de personnes en Afrique de l’Est. Ni que, dans bien des camps, à travers le monde, du Guatemala au Bengladesh, s’entassent et meurent des gens démunis de tout, et en particulier, de tout espoir. Et tant d’autres malheurs politiques, sociaux, ou environnementaux, auxquels nous tournons le dos.
Une seule différence avec les pêcheurs au bord de la Seine : les indifférents et les insensibles d’aujourd’hui ne regardent plus un bouchon flotter au bout de leur ligne. Ils passent leur vie devant des écrans ; non pour y regarder le spectacle des tragédies et des barbaries du monde ; mais pour le fuir.
Plus le monde devient barbare, plus grand est le nombre de gens qui se retirent dans leur sphère intime. Le narcissisme, la distraction, les faux scandales, tout cela n’existe que comme une échappatoire devant les malheurs d’aujourd’hui et les dangers de l’avenir.
Il est temps de retenir la leçon : si l’on veut que la paix règne entre les hommes, que survive notre planète, et qu’y fleurisse la démocratie, il faut avoir le courage d’échapper aux mille distractions que nous fournissent les technologies nouvelles, de ne pas s’intéresser aux dérisoires faux scandales, pour regarder en face les vrais malheurs du monde, avoir de l’empathie pour ceux qui en sont les victimes, et tout faire pour les sauver.
Tel est le secret de la survie de toute civilisation : c’est en s’occupant sérieusement des autres qu’on est le plus utile à soi-même.
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