Certains arts se pratiquent de tout temps à mains nues. C’est le cas de la danse et du chant. Et même, d’une certaine façon, du dessin ou de la sculpture. D’autres arts sont tributaires de technologies et ont évolué avec elles. C’est le cas de la musique, de la peinture, et évidemment de la photographie et du cinéma. Ces arts là devraient mieux que les autres comprendre qu’ils sont nés de la technologie et qu’ils ne survivront que par elle.
Autrement dit : la photo mourra si elle n’accepte pas le numérique ; le cinéma et la musique mourront s’ils n’acceptent pas internet, pour y créer autrement. Pour y etre rémunérés autrement.
Le vote à venir de la loi Hadopi n’y change rien. Car se préparent de nouveaux tsunamis technologiques, auxquels il serait urgent de se préparer. Et en particulier pour le cinéma, qui sera la prochaine cible. Non seulement par le téléchargement, comme pour la musique, mais par bien d’autres canaux, qui vont mettre en cause, par le streaming, toute l’économie actuelle du cinéma.
Avez-vous entendu parler par exemple de Justin.tv. C site internet américain fondé en octobre 2006, à San Francisco, par d’anciens étudiants du MIT et de Yale a permis dimanche dernier à plus de 11 000 internautes de suivre en direct, dimanche dernier, gratuitement, le match Saint- Etienne/ Marseille, dont Canal+ avait l’exclusivité. Il rend en particulier totalement dérisoire les barrières que cette loi prétend de mettre à la vision gratuite des films et des concerts .
Ce site permet, au départ, à chacun de créer sa propre chaine de télévision sur internet. Il s’est fait connaitre le 19 mars 2007, l’un de ses fondateurs, Justin Kan, après sa rupture avec sa petite amie, décide de se filmer 24h/24 et de diffuser les images en direct sur le site. Le succès est immédiat. D’autres en font autant. En mai 2008, un jeune nîmois devient le premier français à diffuser sa vie en continu grâce à une caméra accrochée à son sac à dos, reliée à un ordinateur qui renvoie les images à Justin.tv grâce à une connexion haut débit 3G+. A ce moment, le site abrite déjà 90 000 chaînes et compte près de 8 millions de visiteurs mensuels. En l’espace de quelques mois on est ainsi passé de The Truman Show à Big Brother.
Aujourd’hui, il accueille 428 000 chaines de vidéo live, soit 1,75 million d’heures d’images par jour. Le nombre de visiteurs uniques sur le site est de 41 millions, presque le double des 28 millions de son principal concurrent, Hulu, la plateforme vidéo de NBC Universal et News Corp. Justin.tv est aujourd’hui l’un des cinq principaux sites internet du monde . De surcroît, à la différence d’un Hulu, il bénéficie d’une audience internationale. Si, aux Etats-Unis, il ne totalise qu’environ 5 millions de visiteurs contre 14 millions pour son concurrent, il connaît en revanche un vif engouement en Espagne, en Allemagne, au Royaume-Uni ou au Brésil et est désormais accessible en 19 langues. Justin a tout récemment annoncé des partenariats avec Facebook, Twitter et MySpace afin que le site soit accessible à travers ces différents réseaux sociaux. De nombreux internautes se sont érigés en « reporter live ». Ils filment des courses poursuites, des incendies, des manifestations en novembre 2008. Un jeune internaute de 19 ans avait s invité 1500 de ses contacts à assister à son suicide sur Justin.tv. Personne n’y alors avait cru. Il a succombé à une overdose médicamenteuse après trois heures d’agonie filmées en direct, sans que quiconque ne réagisse.
Mais plus encore, depuis quelques mois, les internautes ne se contentent plus de diffuser sur Justin leurs propres programmes, mais ceux des chaines payantes qu’ils reçoivent sur leurs téléviseurs ! Ainsi, tous les matchs, de football, de tennis, de basket, tous les films des chaines payantes du monde entier de HBO à Canal plus, sont accessibles gratuitement sur Justin. En détournant pour un usage public les programmes des chaines payantes, les internautes portent atteinte aux contrats d’exclusivité en vigueur. Mais, le site, lui n’est pas plus coupable qu’un fournisseur d’accès et s’engage , comme Youtube ou Dailymotion, à retirer les contenus illégaux en cas de réclamation. Mais comment le faire quand plus de 500 000 chaînes diffusent en même temps sans prévenir des programme en direct ? De plus, la diffusion en direct sur internet, le streaming, n’est pas illégal, et même la loi Hadopi ne le condamne pas.
Les télévisions payantes ne pourront survivre que si elles obtiennent de sites comme Justin de payer des amendes pour violation des contrats d’exclusivité. Et c’est bien difficile. Si elles ne l’obtiennent pas, elles paieront moins cher des exclusivités qui n’en seront plus. C’est toute l’économie du sport et du cinéma qui sera remise en cause. Ne deviendra vraiment rémunérable que le spectacle vivant, et non sa diffusion, qui devra vivre de la publicité ou d’une redevance globale payée par les fournisseurs d’accès, encore une fois principaux bénéficiaires de cette manne technologique.
Encore une fois, la musique aura annoncé une mutation radicale de notre mode d’organisation culturelle. Et ceux qui veulent défendre les intérêts des artistes devraient comprendre qu’ils ont tout à perdre à s’accrocher à une dérisoire ligne Maginot. Et tout à gagner à profiter des formidables potentialités que leur ouvrent, une nouvelle fois dans leur histoire, les progrès de la science et de la technique. A eux de savoir y donner un sens, d’en faire un art. Après tout, c’est leur seul métier. En tout cas, cela devrait l’etre.
Et il existe mille facon de tirer parti de ces univers nouveaux. Bien des arts nouveaux peuvent naitre , par exemple grâce à Justin, et on trouvera toujours les moyens de rémunérer les artistes, s’ils sont vraiment créateurs . Mais s’ils ne s’en préoccupent pas, s’ils tentent seulement de retarder les évolutions, de s’accrocher à des formes anciennes d’art et de rémunérations, ces évolutions auront lieu, sans eux, et ils n’auront plus à se partager que les miettes d’un festin dont d’autres, (qui auront prétendu le refuser et qui auront laissé croire qu’ils se battent à leurs cotés ), se seront déjà partagés l’essentiel.