Un des plus grands scandales de la période du confinement aura été, et est encore, l’impossibilité d’accompagner ses proches dans leurs derniers instants, et même, dans certains pays, d’assister à leurs funérailles. Chacun s’est promis de tout faire pour que cela ne se reproduise plus ; pour que, plus jamais, ce moment essentiel des relations humaines ne soit escamoté.
Et pourtant, il est vraisemblable que cet escamotage de l’agonie n’est pas un phénomène accidentel, une parenthèse dans l’histoire humaine, mais au contraire une étape de plus dans une mutation vertigineuse, implacable, venue de très loin et aux conséquences hallucinantes.
On l’a vu dans d’autres sujets, comme le télétravail : cette période d’exception s’est révélée être un accélérateur d’une évolution déjà à l’œuvre. Il en sera sans doute de même dans la relation à la mort.
Aucune structure sociale n’est légitime ni durable si elle ne donne pas, ou n’impose pas, un sens à la mort : il fut tour à tour religieux, militaire, social, médical, scientifique. Aujourd’hui, ces significations ne suffisent plus. La mort se révèle pour ce qu’elle est, comme la vie, une énigme inconnaissable. Aussi, devant la difficulté à lui donne un sens, et la difficulté plus grande encore d’accepter qu’elle n’en ait pas, nos sociétés ont choisi récemment, peu à peu, subrepticement, de la camoufler : on ne meurt plus à domicile, on ne parle plus des morts, ni de la mort. Tout est fait pour ne pas avoir à penser à sa mort et à celle des autres, pour ne pas voir le spectacle de la mort, pour oublier ses anciens dans des maisons de retraite. Pour se distraire à chaque instant de la vie, sans jamais un instant de solitude et de réflexion.
La mort est niée ; et on en n’accepte le spectacle que pour les gens célèbres, les victimes d’accidents spectaculaires, d’actes de terrorisme, ou d’opérations militaires.
Ce qui s’est passé pendant le confinement n’est donc peut-être pas une rupture scandaleuse avec un avant irénique, mais une version avancée de l’escamotage de la mort et des mourants, à l’œuvre depuis longtemps.
Si une telle évolution se confirme et va plus loin, dès que quelqu’un serait considéré comme irréversiblement perdu, il sera isolé, retiré du monde des vivant et accompagné vers la mort par des professionnels. Et comme il faudra que les morts escamotés ne viennent pas encombrer les vivants, leurs cendres seront rangées dans des crématoriums généraux, d’abord ouverts aux visites des familles, et qui finiront par ne plus l’être. La désarticulation des familles, l’obsession de l’instant, l’égoïsme, le culte du soi, l’indifférence au passé y trouveront leur paroxysme.
Pour ceux qui, ayant escamoté la mort de leurs proches, voudront en conserver une image vivante, en niant absolument la mort, un nouveau marché apparaîtra, apparaît déjà : on vendra aux vivants la mise en forme virtuelle des disparus. Grâce aux données accumulées dans leurs conversations, leurs photographies, leurs vidéos, leurs écrits, analysées par des intelligences artificielles de plus en plus performantes, les morts pourront continuer à répondre à leurs mails et à envoyer des messages sur les réseaux sociaux. Un peu plus tard, dans pas très longtemps, les disparus mèneront même une vie virtuelle, sous forme d’hologrammes, participants ainsi à la vie des vivants ; d’une façon d’abord sommaire, puis de plus en plus sophistiquée.
Cela sera financé par ceux des vivants qui voudront conserver la présence de leurs proches ; ou par les disparus eux-mêmes, qui auront consacré une partie importante de leur fortune à des fondations, dont la fonction unique sera de maintenir la présence virtuelle de leurs créateurs dans le monde d’après.
La gestion de l’après-vie deviendra un secteur économique à part entière ; le disparu deviendra un objet marchand parmi d’autres. Pour certains, la vie se passera à préparer son après-vie ; en transmettant ses données à un hologramme ; dans une débauche de consommation d’énergie.
Cauchemar ? Peut-être. Perspective cachée dans les profondeurs du réel. Certainement.
Refuser de l’admettre, considérer ce scénario comme improbable, c’est justement participer à l’escamotage de la mort, en niant même à quoi elle peut conduire. C’est rendre plus difficile encore de l’éviter.
Car le moment est venu de savoir si c’est bien cela qu’on veut faire de l’humanité. Il est encore temps de le refuser, de faire passer sa vie, vécue ici et maintenant, avant celle de l’hologramme de soi ; de refuser l’illusion du narcissisme pour choisir la transmission de l’espérance.
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