A partir de Mars dernier, dans la plupart des pays du monde, les familles les plus vertueuses, les entreprises les plus prudentes, les gouvernements les plus orthodoxes n’ont pas eu d’autres choix que d’emprunter pour survivre, ou au moins pour se préparer à des temps difficiles. Beaucoup d’entre eux le font, en espérant que, puisque le tabou de l’endettement est tombé, celui du remboursement tomberait aussi un jour.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Les données sont vertigineuses : La dette mondiale totale a augmenté en un an de 15.000 milliards de dollars (ou 15 billions), pour atteindre 277 billions, soit 365% du PIB mondial, contre 320 % un an avant. Cette dette est passée en un an, dans les pays développés, de 380% du PIB à 432%. Aux Etats-Unis, elle est passée de 71 à 80 billions et la seule dette publique atteint 101, 5% du PIB, ratio le plus élevé depuis 1945. Dans l’Union Européenne, ce même ratio est passé de 86.2% à 95%. Dans les pays en développement, il a augmenté de 26 points en un an. Fin 2020, le gouvernement du Nigéria dépense les trois quarts de ses revenus budgétaires fédéraux au service de sa dette. La dette mondiale des entreprises, elle, atteint 22 billions et celle des ménages devient partout vertigineuse.
Cela va continuer au moins pendant les trois prochaines années en raison de l’immense crise économique et sociale, qui ne fait que commencer. Qui la paiera, à la fin ? D’une façon ou d’une autre, les emprunteurs paieront. Par le produit de leur travail, par la baisse de leurs retraites ou des avantages sociaux dont ils sont bénéficiaires, par la vente ou la spoliation de leurs actifs ; et ceux qui essaieront de fuir, de ne pas la rembourser, ne pourront échapper à des sacrifices plus grands encore. Ainsi, bien des ménages américains, déjà largement en retard dans le paiement de leurs annuités de prêts au logement, perdront bientôt leurs maisons, leurs emplois et tout le reste. De même, les six pays (Zambie, Argentine, Liban, Surinam, Belize, et Equateur) ayant fait défaut ou ayant renégocié leurs dettes publiques en 2020, croyant échapper à leurs échéances, devront, s’ils ne sont pas aidés, y faire face par une baisse de leur niveau de vie pendant au moins une décennie. Et si un pays européen tente d’en faire autant, il le paiera aussi très cher, car il ne pourrait obtenir l’annulation de la part de sa dette publique détenue par la BCE qu’en quittant la zone euro ; si c’est la France, elle se placerait alors , immédiatement, en raison de son déficit commercial, dans la situation de l’Argentine : ses taux d’emprunt augmenteraient, et la Banque de France, qui aurait récupéré la part française de la créance de la BCE, se trouverait, comme l’Etat français redevenu son actionnaire unique, incapable d’emprunter de nouveau et donc incapable de payer ses importations. Pour avoir connu de près une situation de ce genre en 1983, je ne la souhaite à personne.
L’histoire nous apprend que seuls peuvent ne pas rembourser leurs dettes ceux qui sont assez pauvres pour trouver quelqu’un pour la payer pour eux, mais même pour eux, il y a toujours des contreparties ; ou surtout ceux qui sont assez riches et puissants pour être perçus comme immortels par les prêteurs et qui sont alors autorisé à reporter leur échéances, d’année en année, à l’infini. Les autres, pauvres mortels, paient d’autant plus vite et brutalement que leur mort est perçue comme proche. Et même ceux qui obtiennent un moratoire, ou une annulation de leurs dettes, finissent par les payer, d’une façon ou d’une autre.
Plus un emprunteur a une espérance de vie longue, et plus il a des revenus assurés sur plusieurs générations, plus il peut obtenir le report du remboursement de sa dette ; et donc réemprunter sans limite, sans s’inquiéter. C’est le cas de très peu d’entreprises, et encore moins de particuliers, sinon ceux dont la fortune est telle que sa transmission aux générations suivantes est assurée. Ce n’est le cas que de très peu d’Etats et de banques centrales, tels les Américains, que tous les prêteurs imaginent immortels et infiniment solvables ; cela n’est plus le cas de la Grande Bretagne et ce n’est pas encore celui de l’Union Européenne qui sera, pour très longtemps encore, tenue de se tenir prête à rembourser ses échéances. Cela nous ramène alors à l’évidence : pour le commun des mortels, un emprunt n’a de sens que s’il finance l’achat d’un bien créant en lui-même les moyens de son propre remboursement.
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