Pour avoir, depuis très longtemps, annoncé que l’humanité allait bientôt revenir à son nomadisme fondateur, après une parenthèse sédentaire qui aura duré dix millénaires, bien des évènements aujourd’hui semblent contredire cette hypothèse :
D’abord, la pandémie, bien sûr, qui confine un très grand nombre de gens au mieux dans leur pays, au pire dans leur logement, qui réduit à néant les voyages d’affaires, qui cloue au sol la quasi-totalité des avions, qui met en quasi faillite toute l’industrie touristique, qui aura fait comprendre l’importance de disposer des moyens de produire à proximité les biens les plus essentiels et qui aura fait comprendre que bien des réunions peuvent avoir lieu à distance, que bien des voyages d’affaires sont inutiles.
Ensuite, à supposer même qu’elle se termine bientôt , beaucoup prévoient qu’on ne pourra pas, pour autant retrouver les libertés de mouvement des temps anciens, en raison des contraintes nouvelles qu’imposera la lutte contre le réchauffement climatique : Dans toutes les villes, ou presque, on chasse déjà la voiture ; on vante la « ville du quart d’heure », qui voudrait nous faire trouver tout ce dont on aurait besoin pour vivre à distance de piéton ; on dénigre le tourisme lointain et la consommation de produits exotiques.
La pandémie nous a montré l’inutilité de bien des voyages. Le réchauffement climatique nous impose la frugalité nomade.
Enfin, même sans pandémie ni réchauffement climatique, la frénésie de certains mouvements était condamnée à se ralentir : même sans pandémie, Venise, ou Paris, ne pourront jamais recevoir les centaines de millions de touristes qui voudront bientôt s’y rendre chaque année. Et même sans réchauffement climatique, les pays développés ne voudront jamais accueillir les centaines de millions de désespérés qui voudront venir du Sud.
Peu à peu, l’humanité pourrait donc s’arrêter ; les peuples pourraient s’enraciner dans leurs territoires, se fermer les uns aux autres, se barricader.
Ce repos, s’il va trop loin, aurait des conséquences, à terme, catastrophiques. Economiques, culturelles, géopolitiques. On les voit déjà venir : le populisme d’un côté, l’enfermement dans une identité de l’autre, participent tous deux du même refus de l’échange, du mélange, de l’hybridation, du renouveau ; refus qui fut, de tout temps, le travers extrême de la sédentarité.
A l’inverse, beaucoup prévoient que, dès que la pandémie s’éloignera, on voudra tous voir du monde, voir le monde, par plaisir ou pour les affaires. On voyagera alors plus qu’avant, pour rattraper le temps perdu. Et les plus démunis continueront de se précipiter vers les pays riches. La pandémie n’aura alors été qu’une parenthèse dans la longue tendance au retour du nomadisme de l’humanité. De plus, les technologies nous feront découvrir bientôt les formidables potentialités du voyage virtuel ; bien au-delà des moyens actuels de réunions à distance. Le voyage des hologrammes, participant à des réunions lointaines ou visitant des lieux touristiques, eux-mêmes virtuels, ou même réels. Là encore, sous réserve de disposer d’assez d’énergies propres pour rendre possible ce virtualisme à trois dimensions. Un jour même complété par la transmission à distance des odeurs et du toucher. Cela viendra.
Tout cela, mal conçu, conduirait à une humanité de plus en plus divisée, entre quelques millions de nomades de luxe, qui auront encore accès à toutes les réalités du monde, quelques centaines de millions de nomades virtuels, qui n’auraient plus droit qu’aux ersatz du réel, et des milliards de nomades de misère, condamnés à bouger sans cesse, même de quelques kilomètres, pour trouver de quoi survivre.
Nous n’avons intérêt ni à l’immobilisme du monde, ni à l’agitation frénétique de ses habitants. Aussi, au moment où risque de se cumuler le pire du nomadisme et le pire de la sédentarité, il nous faut tout faire pour chercher, au contraire, à préserver le meilleur de l’un et de l’autre.
Ce ne sera pas facile. Cela suppose, pour chacun de nous, de rester ouvert au monde, curieux des autres, de ne refuser ni voyage, ni accueil, et de tout faire pour que voyager soit, de plus en plus écologiquement et socialement durable. Pour qu’au saccage de la nature succède les vertus de l’hospitalité. Pour que l’humanité obéisse à une règle de droit commune, respectueuse des droits de toutes les formes de vivant.
Jusqu’à ce que l’humanité, en paix avec le reste du vivant, réalise enfin un jour son rêve ultime, qui est de s’échapper de son habitacle, et d’aller vivre aussi ailleurs.
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