Et si ce qui s’est passé dans l’étrange spéculation autour de Game Stop était révélateur d’un enjeu bien plus profond ?…

De tout temps, la finance a été le lieu de rumeurs, de mensonges, de fausses nouvelles, pour attirer des capitaux vers des entreprises ou des gouvernements aux abois, pour tromper des concurrents et en tirer de gros bénéfices. Beaucoup de médias, en particulier en France, ont même longtemps vécu, au dix-neuvième siècle et au début du vingtième, du commerce de fausses nouvelles, de publicités financières déguisées en articles d’honorables journalistes et autres turpitudes.

Il ne faut pas s’étonner si aujourd’hui cela prend une tout autre ampleur.

D’abord parce qu’on est passé des médias écrits aux médias en ligne, aux réseaux sociaux, qui démultiplient les moyens de transmettre des fausses nouvelles. Ensuite parce qu’on a vu apparaitre sur ces réseaux des moyens pour chacun de s’exprimer : Digitalisation et démocratisation conduisent à une économie de la rage, de la colère, contre les puissants, les riches, ceux qui monopolisent l’argent, le pouvoir, le savoir ; et à l’émergence de revendications parfois très sensées contre des privilèges, des scandales, et pour plus d’égalité et de respect.    Par contre, elles conduisent aussi à la prolifération de mensonges, des fakes news, et à l’émergence de sectes telles QAnon, à la dénonciation de crimes imaginaires, et à de mortelles chasses à l’homme. Les gilets jaunes s’apparentant  à l’une et à l’autre, au meilleur et au pire. Les gilets jaunes s’apparentant  à l’une et à l’autre, au meilleur et au pire.

Cette alliance de la digitalisation et de la démocratisation emporte les médias dans un maelstrom dont peu sortiront vivants, à moins que des réglementations globales viennent limiter les pouvoirs des maitres des réseaux sociaux, devenus des services publics par nature, et qu’on ne donne pas aux autres médias les moyens de combattre les fakes news, avec l’aide, en particulier, de l’école et de l’université.

Il ne faut pas s’étonner non plus si la finance est menacée de la meme évolution :

Depuis longtemps, la finance devient, elle aussi, digitale. Elle devient, elle aussi, plus récemment, une activité de masse, grâce à l’émergence d’applications simples permettant à chacun d’acquérir des titres, comme les réseaux sociaux permettent à chacun de devenir journaliste.

Cette alliance du digital et de la démocratisation ne pouvait que conduire, comme avec les médias, à l’émergence de grandes colères de petits contre des grands.

Ce fut d’abord la colère des petits investisseurs en Bourse contre ceux qui y gagnent beaucoup d’argent en spéculant sur la mort d’une entreprise ; par exemple, en pariant sur la baisse durable du cours d’une action (ce qu’on nomme en langage boursier « shorté », c’est-à-dire vendre à terme, au prix d’aujourd’hui un titre qu’on n’a pas et qu’on achètera au dernier moment, quand son cours sera au plus bas, si l’évolution a lieu comme prévu). C’est ce qui s’est passé récemment, quand une armée de petits épargnants des Etats-Unis, ayant compris que de grands hedge funds avaient décidé de jouer à la baisse une série d’entreprises flageolantes, telles   GameStop, Blackberry and AMC Entertainment,  se sont regroupés dans des lieux de rencontre virtuels, tels Reddit, et se sont coalisés pour faire monter les cours de entreprises, forçant les hedge funds à les acheter au prix fort pour pouvoir conclure la vente à laquelle ils s’étaient engagés. Certains de ces hedge funds tels Melvin Capital a dû trouver en catastrophe des sommes considérables pour déboucler leurs opérations. Robinhood, un des plus importants brokers sans commission en ligne, créé récemment, a même dû fermer provisoirement, pour reconstituer ses réserves, à la grande colère de ses clients ; et certains petits porteurs, ont gagné des sommes considérables en punissant les grands.

Et après ? On peut imaginer que ces lieux de rencontre entre quelques petits investisseurs, ces chatrooms, deviennent des lieux de rencontre et de coalition de millions d’entre eux, pour lancer une opération à la hausse, ou à la baisse contre un titre, quelle que soit sa valeur réelle. Pour gagner de l’argent. Pour nuire à une entreprise particulière, dénoncée, à juste titre, ou pas, comme nuisible. Pour saboter la confiance dans les marchés financiers. Pour dénoncer le capitalisme financier. Pour détruire les patrimoines et les plans de retraites des Américains. Pour détruire ce mode de financement des entreprises et des marchés. Ou pour toute autre raison   politique. En risquant chacun de petites sommes, un très grand nombre d’acteurs minuscules de la finance digitale, s’ils se coalisent, s’ils organisent un discours, peuvent déstabiliser provisoirement toute firme, tout marché. On peut parfaitement imaginer, pour cela, qu’on lance dans ces chats room de fausses nouvelles, qui trouveront des gens pour y croire.

Ces manœuvres peuvent-elles réussir ? La finance digitale peut-elle participer de la grande colère à l’œuvre contre les puissants et les spéculateurs, contre ceux qui ne s’occupent que de leurs profits immédiats sans s’intéresser à l’impact global de ces entreprises ? Peut on  voir surgir des gilets jaunes de la finance ? Peut-on voir aussi se développer une « fake finance » aussi nuisible que le sont les fakes news ?

Là encore, si on ne prend pas vite les devants, et si des réglementations très rigoureuses ne sont pas mises en œuvre pour empêcher, la fake finance va s’amplifier, le pire est devant nous.

Regardons le bon côté des choses : comme toute crise, celle-là nous offre une opportunité de régler des problèmes qu’on n’osait pas aborder avant : réguler les marchés financiers mondiaux ; mettre fin à la spéculation improductive ; combattre les fausses nouvelles ; et même, rêvons un peu : mieux répartir les patrimoines financiers entre tous et orienter les financements vers les entreprises durables, positives, au service de l’économie de la vie.

j@attali.com