La résolution d’une crise majeure, comme celle que nous vivons, dépend d’abord de la pertinence des décisions prises dans l’urgence, pour tenter de la résoudre. Et aujourd’hui, une seule décision s’impose : vacciner et soigner ; le mieux possible ; le plus vite possible. Et on est très très loin de faire tout ce qu’il faut pour y parvenir.
Une telle crise est aussi le moment où surgissent, ou non, les talents et les caractères capables de la gérer. Et on n’en a pas vu beaucoup surgir, depuis un an, à travers le monde.
Les talents qui manquent cruellement ne sont pas seulement les femmes et hommes d’action, nécessaires pour gérer les Etats et les entreprises dans ces moments difficiles. Ce sont aussi, et peut-être surtout, les médecins, les personnels soignants, les chercheurs, les innovateurs, les ingénieurs, sans qui aucune crise de ce genre ne pourra jamais être résolue.
Ces talents, il ne suffit pas de les former, il faut encore les faire grandir et les faire participer au succès de la communauté qui leur a permis d’éclore. En France, cette crise révèle qu’on en est aujourd’hui très loin : nos écoles d’ingénieurs forment surtout des banquiers d’affaires, et les trop rares chercheurs, ingénieurs de haut niveau ou spécialistes en intelligence artificielle qui en sortent, sont attirés par les salaires mirobolants et les formidables perspectives de carrière que leur offrent les entreprises américaines ou allemandes.
Et j’enrage de voir avec quelle naïveté, quel aveuglement, quelle prétention suicidaire, les dirigeants de nos universités se vantent de leurs soi-disant succès qui ne sont que des apparences, parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans une vision d’ensemble de la carrière de leurs étudiants.
Les exemples sont innombrables. Trois seulement : Yann Le Cunn, formé à Paris à l’Université Pierre et Marie Curie, est devenu le chef Scientist en Intelligence artificielle de Facebook ; Emmanuelle Charpentier, formée elle aussi à l’Université Pierre et Marie Curie, qui n’ayant pu avoir en France les moyens de travailler, les a trouvés en Allemagne, et y a obtenu son prix Nobel de chimie ; Stephane Bancel, ingénieur de l’Ecole Centrale, à Paris, qui n’ayant pu avoir les moyens suffisants en France pour faire grandir ce qui est devenu Moderna est parti à Boston pour y développer une des plus formidables entreprises de santé de ce début du siècle.
Pour remplacer tous ces talents partis enrichir des pays plus riches que la France, on fait venir quelques-uns des trop rares talents venus des pays du sud, laissant ces pays sans autre recours que de quémander ensuite l’assistance des ONG ou des organisations internationales.
Demain, ce sera pire encore : nos meilleurs ingénieurs seront attirés aussi par des laboratoires et des entreprises d’Asie, qui leur offriront, eux aussi, des salaires et des moyens de travail supérieurs à ceux qu’ils peuvent espérer en France. Et ces pays, après nous avoir envoyé leurs étudiants pour se former, ouvriront à leur tour des grandes écoles, attirant nos professeurs et nos étudiants ; il ne nous restera plus rien.
C’est assez aisé à comprendre : On constate tous les jours que l’argent, fluide et mouvant, va à l’argent, là où il peut prospérer. Le talent est, par nature, aussi nomade que l’argent : comme l’argent, il est libre, indépendant, capricieux, égoïste. Comme l’argent, si on ne sait pas le retenir, il ira là où il y trouvera son plus grand intérêt, où il pourra chercher, trouver, obtenir la gloire et ou la fortune.
Dans l’immense concentration des richesses en cours, la concentration des talents, richesse suprême, sera la pire, la plus dangereuse à long terme. En particulier, l’Europe, berceau des premières universités, pillée de ses talents en sera une de ses principales victimes.
Il est temps de réagir. Notre avenir dépend entièrement de notre industrie, et des innovations qu’on saura y faire prospérer. Et donc des talents qui l’animeront.
Pour réussir, il faut traiter nos meilleurs jeunes ingénieurs et chercheurs avec toute l’attention qu’ils méritent, comme le font les Anglais, les Allemands, les Américains, les Chinois, les Israéliens et bien d’autres. Et pour cela, il faut se décider à consacrer beaucoup plus de moyens aux laboratoires publics, et aux entreprises que ces jeunes veulent lancer. Et on jugera assez vite s’ils méritent qu’on les soutienne dans la durée.
On dira qu’on n’a pas assez d’argent pour cela, qu’on a déjà trop dépensé, que notre dette est abyssale, que nos impôts sont les plus élevés du monde. Tout cela est vrai. Il n’empêche : si on ne fait pas tout pour garder et faire fructifier les talents que nous formons, si on tarde à mettre en place un plan global et systématique de soutien à la carrière de nos ingénieurs et chercheurs, on n’aura jamais les moyens de rembourser ces dettes ; et la ruine viendra très vite.
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