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Parfois, des sujets apparemment sans rapport les uns avec les autres nous renvoient à des préoccupations  communes fondamentales, à des structures invariantes de nos sociétés et de leurs dynamiques. Ainsi, le débat sur le changement de nom et celui sur les NFT, si éloignés l’un de l’autre, ont en commun une préoccupation commune : comment créer de la diversité là où il y a de l’uniformité.

La possibilité de changer d’identité plus facilement, aujourd’hui débattue au Parlement française, après bien d’autres pays, participe de la conquête d’une liberté : chacun veut pouvoir librement choisir son prénom et  prendre le nom de sa mère plutôt que celui de son père. Plus largement chacun veut être de plus en plus lui-même, débarrasse de tout héritage, et se choisir différent des autres. Certains veulent même aller plus loin, choisir librement leur nom de famille ; et même,  échapper au sexe qui leur été attribué à la naissance, devenir  ce qu’ils pensent être, même si cela ne correspond à aucune catégorie préexistante : on en est donc à  considérer dans certains pays comme des états civils possibles, à côté des sexes masculin et féminin, d’autres identités,  par lesquelles un individu peut revendiquer, non seulement de changer de sexe physiquement, mais aussi de  ne pas avoir de sexe, ou d’en changer mentalement à sa guise. On peut se prendre d’un vertige s’il devient ainsi  possible légalement de changer d’identité à son gré. Non pas une seule fois dans la vie, mais aussi souvent qu’on le souhaite, comme on change de voiture ou de chemise. De devenir soi. Et de « redevenir soi ». On imagine la difficulté qu’aurait une société à fonctionner, quand elle ne sera plus qu’une collection d’individus si libres qu’ils pourraient décider en permanence de  ce qu’ils veulent être, pour eux et pour les autres, qui pourrait ne pas être la même chose.

Cette volonté d’être différent ne se  limite pas aux individus. On la trouve aussi dans les objets qui pourtant, par nature, sont,  pour la plupart, produits en série. Et c’est sans doute la finalité  la plus profonde des NFT, ces signatures infalsifiables attachées à des objets numériques  (et pas seulement à des œuvres d’art ou prétendues telles) que de permettre de leur donner une identité unique en leur assignant une signature cryptée, qui assure son unicité en affirmant sa date de création, le nom de son ou ses créateurs, et tout autre caractéristique qu’on voudra lui attribuer. Il ne faut pas s’étonner de cette évolution, qui est dans la logique de l’économie de marché : seul ce qui est rare, ou mieux encore unique, peut se vendre. Ce qui n’est pas rare est sans valeur marchande, même si cela a parfois une grande valeur sociale. Et la dynamique de la société marchande conduit à remplacer des actes produits par des êtres vivants par des artefacts.  Aussi, les objets numériques,  comme tous les autres  objets en série, tous les artefacts, doivent-ils devenir aussi rares, donc uniques que possible pour prendre de la valeur. Et pour être uniques, les objets comme les êtres vivants, doivent être le plus différent possible.

Cette double tendance à la différentiation est battue en brèche pas une tendance inverse : nos sociétés font tout pour standardiser, uniformiser, répliquer à l’identique, à l’infini, gratuitement, les êtres vivants, comme les artefacts.

La diversité biologique se réduit. La diversité culturelle s’effondre. La diversité des genres elle-même, se réduit, en particulier quand, et c’est heureux, les droits et les devoirs des hommes et des femmes  s’uniformisent, réduisant les handicaps qui freinaient leur carrière. De même, les vêtements, les voitures, les produits alimentaires, les  logements s’uniformisent par leur mode de production, leur matériaux, leurs couleurs ; tous les services que les hommes se rendent les uns aux autres, leurs corps eux-mêmes, se bourrent d’artefacts qui remplacent par des objets produits en série, uniformément, ce qui étaient des services différenciés produits par des gens.

Cette bataille entre la dynamique de l’uniformisation et celle de la différentiation semble aujourd’hui s’orienter vers  une  victoire de la différentiation des artefacts.  Et c’est là que les deux se rejoindront : on sera de plus en plus différent par nos artefacts, qui seront un  jour nous-même,  hologrammes  intégraux, uniques ou multiples.

Seulement voilà : la diversité des artefacts n’est pas celle de la nature. Jusqu’à preuve du contraire, les artefacts n’ont aucune activité sexuelle leur permettant de se reproduire autrement qu’à l’identique ; pour qu’il en aille autrement, il faudrait qu’ils  disposent d’un mode reproductif  les conduisant à mêler plusieurs d’entre eux pour reproduire des artefacts légèrement différents de leurs parents, comme le font les êtres vivants. Ne vous étonnez pas : certains y travaillent déjà.

En attendant cette folie, qui viendra aussi, et qui achèvera de détruire le vivant, l’humanité aurait tout à gagner à définir et à sanctuariser sa spécificité : à savoir l’amour et le vivant. L’amour du vivant.

j@attali.com