En politique, comme dans toute activité humaine, privée ou publique, il est essentiel de ne pas se fier aux émotions immédiates, de ne pas céder à un emballement, de bien réfléchir aux conséquences de long terme de toutes nos décisions avant de les prendre, de spéculer plusieurs coups d’avance avant de bouger le moindre pion sur l’échiquier de la vie.
Ainsi, refuser aujourd’hui à tout Russe d’ouvrir un compte bancaire, supprimer les bourses aux étudiants russes, boycotter les restaurants russes, interdire aux orchestres symphoniques de jouer de la musique russe, aux théâtres de représenter des pièces russes, brader les actifs de nos entreprises en Russie, font partie des décisions les plus idiotes et les plus contre productives que la crise actuelle inspire en ce moment aux dirigeants européens et américains.
Quels que soient, le mépris, la colère, l’indignation la rage que nous inspirent les décisions actuelles du Kremlin et quel que soit notre désir d’aider les victimes de cette politique criminelle, de les soutenir dans leur combat contre les monstres qui les agressent, il faut savoir raison garder : Tous les Russes ne sont pas coupables des forfaits du Kremlin. Le magnifique peuple ukrainien l’a bien compris, qui tend sa main, sous les bombes, à ses agresseurs, sans pour autant leur céder un pouce de terrain.
Les leçons du passé ne manquent pas pour nous le rappeler : regrettant d’avoir humilié l’Allemagne dans le traité de Versailles, qui a créé les conditions de la naissance du monstre, quelques trop rares démocraties ont su accueillir ceux qui fuyaient le régime nazi et préparer au mieux l’avenir. Pour leurs plus grands bénéfices. Et j’ai assez prévenu, depuis des décennies, qu’humilier la Russie était la pire des politiques, pour répéter ici et aujourd’hui qu’il est crucial de ne pas humilier ceux des Russes qui fuient les monstres régnant au Kremlin aujourd’hui.
Car ce qui se joue en ce moment n’est pas le commencement d’une nouvelle période sombre. Ce sont les ultimes scories de la guerre froide du siècle précèdent, et les ultimes menaces d’un suicide planétaire, qu’on a su éviter jusqu’à présent.
C’est en gardant son sang-froid qu’on évitera le pire. Et qu’on fera de cette crise le moment d’un renouveau, qui rassemblera enfin tous les peuples de l’Europe dans un même idéal démocratique. Au grand dam de ceux qui ont besoin d’un ennemi pour justifier leur pouvoir, et financer leur industrie militaire.
Traiter les Russes comme s’ils étaient tous des oligarques, des criminels de guerre, des soutiens du Kremlin est aussi absurde que de traiter tous les Irakiens de terroristes, tous les Afghans d’auteurs de féminicides, tous les Américains d’impérialistes. En particulier quand il s’agit de gens fuyant un régime dont on voudrait en faire des représentants.
C’est même pire qu’absurde, car c’est s’aliéner des gens qui ne demandent qu’à être nos alliés ; et c’est renvoyer dans le camp du diable ceux qui en sont volontairement sortis.
Bien sûr, il ne faut pas être naïf ; et il ne faut se garder d’accueillir, (ou au moins surveiller), tous ceux qui pourraient nuire à nos intérêts, ou au moral de nos concitoyens, en prenant le parti du régime qu’ils prétendraient avoir fui. Et il faut, en particulier, avec tristesse, écarter pour un temps de nos scènes les grands artistes russes, et de nos stades les grands athlètes, qui refusent de dénoncer la politique criminelle de leurs dirigeants.
Mais nous avons intérêt à renforcer le camp de ceux qui, en Russie, s’opposent à la politique du Kremlin. Nous devons les conforter dans leur désir d’être des Européens. Nous avons intérêt à bien les recevoir, à leur rappeler qu’ils sont, eux aussi, des Européens. Et que nous les accueillons avec joie dans la maison commune, de donner tous les signaux possibles aux citoyens russes restés dans leur pays, pour qu’ils comprennent que nous ne les confondons pas avec leurs tyrans. Et que nous sommes prêts à commencer avec eux à préparer un avenir de paix et de démocratie. Aussi, je recommande d’accueillir avec le même enthousiasme les Ukrainiens qui fuient le lieu de leur martyr et les Russes qui fuient le lieu de leur enfermement. Les uns et les autres sont des victimes. Et c’est même en les aidant ensemble, qu’on créera les conditions de leurs retrouvailles.
j@attali.com