Quand commença la pandémie, j’avais immédiatement appelé à faire passer notre appareil industriel en économie de guerre, pour produire à marche forcée les masques, les respirateurs, les équipements médicaux et hospitaliers, les vaccins, qui nous faisaient alors si  cruellement défaut. On ne l’a pas fait. Et on n’a pu combler tant bien que mal ces lacunes qu’à grand coup (et coût) d’importations, sauf pour les masques et le gel, pour lesquels, après un temps de latence, les industriels du textiles et du luxe se sont mis en mouvement.

Le résultat est tragique : alors que plusieurs de nos voisins ont sur-accéléré leur transition industrielle, nous nous sommes contentés de leur acheter à crédit ce qu’ils produisaient.

Passer en économie de guerre nécessite une véritable mobilisation de l’opinion, et des mesures techniques très fortes : rémunérer beaucoup plus le travail et en particulier les heures supplémentaires dans ces secteurs ; accorder des prêts bonifiés illimités à tout industriel se lançant de façon crédible dans une production de ce type ou convertissant des lignes de production moins nécessaires. Certains pays l’ont fait. Pas nous. Nous n’avons même pas établi la liste de ces entreprises, ni celles des incitations qu’il aurait fallu leur accorder.

Aujourd’hui, la même antienne doit être répétée, pour d’autres secteurs : il est un secret de polichinelle que nos armées, comme celles de tous les autres pays européens, vont bientôt manquer cruellement de munitions et d’armement, si elles continuent, ce qui est à leur honneur, de trouver des façons de fournir les moyens de se défendre et de contrattaquer à ceux qui, en Ukraine, résistent, en notre nom, en première ligne, à l’avancée de la dictature. Ces moyens, s’ils ne sont pas tirés de nos arsenaux, sont constitués de productions nouvelles de nos  entreprises d’armement, détournant des commandes que nos armées leur avaient passées. Dans les deux cas, et au rythme actuel, nos forces seront bientôt, si elles ne le sont  pas déjà, hors d’état d’assurer leur posture dissuasive, encore moins une posture défensive, si le malheur voulait qu’elle  devienne nécessaire.

Il serait donc urgent, très urgent, de mettre les entreprises industrielles du secteur de la défense  au travail à marche forcée ; de leur faire produire armements et munitions 24 heures sur 24, et 7 jours sur 7, en payant  pour cela le prix qu’il faut, « quoi qu’il en coûte ».  En le complétant par la reconversion, provisoire ou définitive, d’entreprises, ou moins d’usines parfaitement adaptables à ces besoins nouveaux : par exemple, toute l’industrie automobile pourrait produire des armements.

Le «  quoiqu’il en coûte » devrait  donc  concerner  en priorité la production des biens  de   la défense et  de la sécurité   par ceux dont c’est le métier et   par la reconversion de  ceux  dont les productions sont clairement répertoriées comme nuisibles à l’environnement et à la santé.  Ce serait  ainsi une occasion de produire aussi  à marche forcée les outils nécessaires à la transition climatique et agro-alimentaire,  à l’hygiène,  à l’eau, à l’éducation,  aux médias et à la démocratie ;  bref, à tous les secteurs de l’économie de la vie.

Cela donnerait par ailleurs à tout agresseur éventuel, sinon probable, le message clair que, s’il s’en prenait à nous,  nous aurions les moyens, au moins matériels, de nous défendre.

Et là encore, il faudrait dresser la liste de ces entreprises, et les mettre au plus tôt au travail, avec des rémunérations et des conditions de travail d’exception : c’est ça, une économie de guerre.

La France, comme d’autres,  ne l’avait  pas fait assez tôt, et assez massivement,  dans les années de grande tension qui précédèrent les deux premières guerres mondiales. Pour  s’en convaincre, il suffit de  relire, par exemple,  les pages si cruelles qu’y consacrent Stefan Zweig dans « Le monde d’hier » et Marc Bloch, dans « Une étrange défaite ». Tout y est.

Cela ne serait pas simple, évidemment.

Cela exige une préparation, une organisation, des recrutements, une  libération de l’initiative pratique et technique à tous les niveaux dans les organisations. Une volonté administrative et surtout politique, de tous et de tous les instants. Cela devrait être aussi un projet commun de tous les membres de l’Union Européenne, appelant le continent à se donner les moyens de sa souveraineté, condition de la sauvegarde de son mode de vie, et de son niveau de vie.

Une fois de plus, on en est fort loin.

j@attali.com