Ce qui se passe avec le climat devrait démontrer à tous ceux qui en doutent encore que l’économie, la finance, la géopolitique, et la politique vont bientôt être profondément bouleversés ; et bien plus vite qu’on le croit. Cela se manifestera d’abord par la réaction de ceux dont le métier est de mesurer en valeurs monétaires les conséquences les plus lointaines et les moins probables de chacun de nos actes : les compagnies d’assurances.
Depuis au moins trois mille ans (on date les premières des armateurs égyptiens et chinois), des gens ont compris qu’il fallait attribuer une valeur financière au risque récurrent d’un naufrage, et le faire couvrir par une prime, pour que le total des primes payées par ceux qui y échappent servent à financer les dommages des rares victimes, avec en plus un profit pour l’assureur lui-même.
Ce principe, qui a très bien fonctionné, a envahi un très grand nombre d’activités : on s’assure maintenant contre toutes sortes de risques : les accidents de voiture, les maladies, la mort, les annulations, les échecs aux examens, les refus d’un crédit. Certaines de ces assurances sont restées facultatives ; d’autres sont devenues obligatoires. Certaines, particulièrement lourdes, ont été, dans de nombreux pays, transférées aux Etats ; et les primes d’assurances sont alors devenues des cotisations sociales, ou des impôts, ce qui ne change rien sinon qu’elles varient avec le revenu de celui qui s’assure, devenu contribuable. Au point qu’aujourd’hui on ne réalise pas qu’une large partie des impôts ne sont que des primes d’assurance obligatoires pour protéger contre les innombrables menaces qui rôdent autour d’une collectivité.
Dans de très nombreux domaines, ces primes ont poussé au développement de la prévention, pour réduire les occurrences des catastrophes. Ainsi, ont-elles joué un rôle considérable, comme impôt, dans l’amélioration de la police et de la défense, et comme prime d’assurance, dans la sécurité des véhicules automobiles. Et elles commencent à pousser au développement de la prévention en matière de santé. Ceci permet au marché de prétendre qu’il assure une régulation par lui-même des menaces de long terme crées par ses propres activités. Et que les primes d’assurances suffiront à nous protéger de tous les dangers de l’avenir. En particulier, certains prétendent que cela va venir en matière d’environnement :
Face aux pertes agricoles et aux destructions innombrables que les orages, les grêles, les incendies, les tornades, les épisodes de sécheresse provoquent, les compagnies d’assurance vont avoir à payer des sommes de plus en plus considérables, en complément de ce que les Etats devront débourser. Et les compagnies d’assurance devront bientôt augmenter massivement les primes, comme les Etats devront augmenter les impôts. De fait, les primes d’assurances contre les catastrophes agricoles ont déjà augmenté en moyenne de 25 % et même, dans certains domaines spécifiques, de plus de 50%. Beaucoup expliquent que ces augmentations conduiront les agents économiques à intégrer les coûts des dommages futurs dans les prix des biens actuels et à prendre au plus vite les meilleures décisions pour réduire les sources de dommages. Et ils expliquent que le marché complété par les assurances suffira à réorienter l’économie vers un modèle durable, et à maitriser les désordres climatiques. Mais cela ne marchera pas :
D’abord, parce que les assurés sont en général les victimes, et pas les responsables des causes profondes des dérèglements climatiques ; or, une assurance n’a un effet positif que si elle conduit les responsables à modifier leurs comportements ; ce sont donc les émetteurs de gaz à effet de serre qui devraient payer les primes d’assurances les plus élevées. Ensuite, parce que les dommages vont devenir si considérables et toucheront tant de gens, qu’ils seront inassurables et qu’aucune prime ne pourrait suffire pour en couvrir les coûts. Enfin, parce que de très nombreuses personnes n’auront plus les moyens de les payer et assumeront le risque de ne pas s’assurer.
Au total, le marché, même complété par l’assurance, ne pourra jamais réagir assez vite et assez profondément pour empêcher la catastrophe qui vient de commencer. Et on ne peut donc pas compter sur les seuls assureurs pour réorienter l’économie vers les secteurs durables, vers l’économie de la vie. Ni le marché, ni les assureurs, qui sont la forme la plus sophistiqué des marchés à terme, ne remplaceront le rôle que le politique doit jouer, et qu’il refuse partout, si lâchement, de prendre enfin au sérieux.
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Tableau à la Une : Peter Brueghel l’Ancien, Les chasseurs dans la neige (1565)