Depuis toujours, ceux qui dirigent les Etats, les Eglises, les Armées, les entreprises, ont cherché à choisir un mot qui pourrait leur servir de mot d’ordre simple, pour entrainer leurs fidèles, leurs soldats, leurs sujets, leurs salariés. On a parlé de salut, de patrie, de profit, de pouvoir d’achat, d’emploi, de croissance. Plus récemment on a commencé à parler de développement durable, d’économie verte et bien d’autres choses. Et voilà qu’un nouveau mot, sorti d’on ne sait où, s’insinue, à la fois dans les débats politiques, dans les entreprises, dans les administrations et dans les médias : « sobriété ».

Et comme on a commandé pendant des décennies, à des cadres, à des fonctionnaires, à des consultants, des plans pour améliorer le profit, ou la croissance, ou l’emploi, ou la durabilité, voilà que maintenant, on demande à tous de mettre en œuvre des plans de « sobriété ».

On peut comprendre qu’avec la crise ukrainienne et la coupure de l’approvisionnement en gaz et en pétrole de l’Union Européenne par la Russie, il faille en réduire la consommation ; et, par pudeur, on nomme « sobriété » ce qui s’annonce comme un rationnement. Pour certains, une fois cette crise passée, on pourra en finir avec cet épisode. Pour d’autres, il faudra au contraire maintenir ce rationnement, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Pour d’autres enfin, la sobriété se justifie dans la durée tout autrement, parce qu’elle renvoie, dans toutes les cultures, à la mortification, au sacrifice, à la purification, à la rédemption, à la recherche du paradis.

De fait, la sobriété d’aujourd’hui renvoie à l’idée très ancienne et universelle de la rédemption ; elle passe presque partout par le jeûne, la privation volontaire, le refus de tout excès ; elle est partout un concept positif.  Il est un concept bienvenu, fédérateur, économique, écologiquement et idéologiquement.

A l’inverse, dans toutes les langues que je peux connaitre, le contraire de sobriété est toujours un mot péjoratif : intempérance, voracité, gloutonnerie.

Et pourtant, on ne peut pas, on ne doit pas réduire un projet de société, ni même le projet économique d’un pays, ou d’une entreprise, ou d’une personne, à l’ambition de faire moins, de consommer moins, d’avoir moins ; on ne peut se contenter d’une décroissance globale, dont la sobriété est un autre nom. A tout point de vue, se fixer la sobriété comme ambition ultime est une ambition dangereuse :

D’un point de vue économique, se contenter de réduire la consommation d’énergie, par une forme quelconque de rationnement, c’est ne pas voir que la façon la plus efficace de consommer moins d’énergie passe par le changement de mode de vie et par le progrès technique :  par exemple, il ne faut pas seulement utiliser moins d’avions privés ; il faut surtout moins voyager et développer les avions électriques et les avions à hydrogène.

D’un point de vue social, il est obscène de demander à ceux qui n’ont rien, ou pas grand-chose, d’être sobres, alors que ceux qui ont tout peuvent ne se sentent pas concernés.

D’un point de vue politique, on ne peut pas se contenter de se fixer comme ambition de consommer et de produire moins de ce qui pollue ; un projet politique doit proposer bien plus, s’il veut créer les conditions d’un consensus, d’une légitimité.

Au total, si on en reste à un projet de sobriété, comme on le voit s’annoncer en ce moment, on ne pourra qu’entrer dans une dynamique économiquement, socialement et politiquement suicidaire.

Une bonne solution serait d’etre beaucoup plus que « sobre » dans les domaines néfastes ; par exemple, il ne faut pas se donner comme objectif de consommer moins de gaz ; il faut tout faire pour ne plus en consommer du tout. Il ne faut pas non plus se mettre en situation de consommer moins de sucres artificiels ; il ne faut plus en consommer du tout. Plus généralement, ce n’est pas en consommant moins de poison qu’on évite l’empoisonnement. C’est en n’en consommant plus du tout.

A l’inverse, il ne faut surtout pas être sobre quand il s’agit de produire et de consommer les biens de l’économie de la vie, c’est-à-dire les biens et services de santé, d’éducation, de culture, d’agriculture et d’alimentation saine, de démocratie, de recherche, d’économie digitale, d’hospitalité, de soutien aux plus faibles, et de tout ce qui rend tout cela possible (finance, sécurité, presse, démocratie).

Oublions la sobriété ; il faut s’enivrer d’économie de la vie.

j@attali.com

Image : Guido Reni, Bacchus buvant (détail) 1623, Dresde