Dans les circonstances actuelles, alors que se réunit un sommet européen à Prague, bien des gens aimeraient en finir avec l’Union Européenne : La Russie de Vladimir Poutine, tout d’abord, pour qui l’Union est un contre modèle et une espérance pour son propre peuple. La Chine de Xi Jin Ping, qui aimerait bien se débarrasser d’un rival économique encombrant et d’un agitateur politique qui dénonce ses turpitudes. Les Etats Unis, qui ont toujours considéré avec scepticisme et hostilité le projet européen et à qui la guerre en Ukraine a donné des ailes, les poussant à aller jusqu’à inciter les industriels allemands à déménager leurs usines aux Etats Unis, où l’énergie est structurellement moins chère : toute occasion est bonne d’affaiblir un concurrent. La Grande Bretagne qui verrait le démantèlement de l’Union comme la justification ultime du Brexit, et le retour de la possibilité de reprendre son jeu multiséculaire de balance entre les pays continentaux. Sans oublier les forces populistes en Pologne, en Hongrie, en Italie en France, en Allemagne ; à l’extrême droite ; et à l’extrême gauche, partout où chacun rêve d’un socialisme, ou d’un nationalisme, dans un seul pays.
Au même moment, inversement, un nombre de pays plus élevé que jamais rêvent d’en devenir membre, de l’Albanie à l’Ukraine, de l’Arménie à la Serbie. Beaucoup d’entre eux, dont les Ukrainiens et les Moldaves, sont même présents au sommet européen de Prague du 6 octobre 2022, pour discuter d’une idée lancée par Mario Draghi et reprise par Emmanuel Macron : Pourquoi ne pas créer immédiatement une « Communauté Politique Européenne », plus vaste que l’Union, et dédiée à des collaborations politiques et militaires.
L’idée est juste : On ne peut pas attendre, pour arrimer à l’Europe ces pays si menacés, qu’ils parcourent les décennies qu’exigeront les étapes prévues par les procédures de préadhésion et d’adhésion. De même, on ne peut pas accélérer l’adhésion de certains sans les admettre tous, soit dix pays, bloquant encore plus les institutions communautaires, où presque toutes les décisions importantes se prennent à l’unanimité.
Une nouvelle institution plus souple serait donc bienvenue. A condition de ne pas oublier que c’est exactement ce que nous avions tenté, en vain, en 1989.
Après la chute du mur de Berlin, et l’effondrement du Pacte de Varsovie et du Comecon, les douze membres de l’Union furent confrontés au même dilemme qu’aujourd’hui : s’élargir au plus vite ? A qui ? Pour tenter d’éviter un élargissement trop massif, et trop rapide, qui aurait tué le projet de l’euro alors encore fragile, et, au-delà, tout espoir d’Europe politique, la France lança deux idées : une Banque Européenne de Reconstruction et de développement, pour financer la remise en état des anciens pays de l’Est, en attendant de les admettre dans l’Union ; et une Confédération Européenne, pour que tous ces pays soient tout de suite en situation de participer à la construction politique et militaire d’une Europe pacifique et rassemblée.
Les Américains firent tout, avec succès, pour tuer ces deux projets.
Les dates méritent d’être rappelées : Le 6 Septembre 1989, François Mitterrand propose la création d’une Banque commune à tous les pays membres de l’Union Européenne et du Comecon et le 31 décembre de la même année il propose la création d’une “ Confédération européenne “ rassemblant tous les pays de l’ouest et de l’est de l’Europe dans une nouvelle institution politique. Les Européens approuvent. Des groupes de travail sont formés, mais les Américains font tout pour que ces deux institutions soient dénaturées en les ouvrant à tous les pays membres de l’OCDE, dont bien sûr, eux-mêmes. C’est sur cette base que la BERD est créée en mai 1990 ; et quand elle est inaugurée, en juin 1991, les Américains y sont tout puissants ; ce même mois de juin 1991, la réunion fondatrice de la confédération à Prague, où se tient le sommet Européen du 6 octobre 2022, est, de la même façon, dénaturée par la présence, à l’invitation des Tchèques, des Américains les Canadiens et les Japonais. Le projet de confédération européenne est mort-né, tandis que la BERD a peu à peu perdu sa spécificité d’institution unificatrice des deux parties de l’Europe.
Aujourd’hui, rien n’a changé : Toujours la même obsession américaine : empêcher les européens de se rassembler sans eux. Toujours la même impuissance européenne à construire une défense européenne qui ne soit pas une collection d’acheteurs d’armes américaines.
Tant que les principaux pays européens ne sont pas prêts à se comporter en adultes, tant qu’ils n’auront pas compris que les Etats-Unis n’agissent jamais, comme c’est normal, qu’en fonction de leurs seuls intérêts stratégiques, aucun projet politique européen n’aura de sens, et il faut s’en tenir à approfondir la construction de l’Union Européenne, dont on ne remerciera jamais assez les pères fondateurs de nous l’avoir léguée.
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