Rien n’est plus grave, pour l’avenir de la France, que ce qui se passe en ce moment avec l’Allemagne. Rien n’est plus grave, pour l’Allemagne, que ce qui se passe en ce moment avec la France.
Il ne s’agit en rien d’une dispute de personnes, ni même d’une différence d’appréciation d’un même enjeu, celui de l’accès à l’énergie. Il s’agit d’une différence profonde d’intérêts stratégiques à long terme.
Pour la France, qui dispose de l’arme nucléaire, la question de la défense ultime de son territoire ne se pose pas. Et celle de son accès à l’énergie se pose en termes moins extrêmes que pour d’autres, en raison des formidables efforts des générations précédentes pour doter le pays d’une véritable puissance nucléaire civile. Mais la compétitivité du pays est trop faible pour lui permettre de survivre seul dans un monde ultra-compétitif : la France a absolument besoin de l’Euro pour ne pas s’enfoncer dans la spirale mortelle qu’elle a connue dans le passé, que connait aujourd’hui l’Argentine, et qui vient de menacer la Grande Bretagne. Elle dispose donc d’une souveraineté stratégique mais pas d’une souveraineté économique. Et aujourd’hui, elle est inquiète : elle n’a plus d’autonomie énergétique ; son armée est très faible ; elle sent bien qu’à terme, elle est perdue. Pour elle, qui ne veut pas faire dépendre sa souveraineté du bon vouloir d’un allié dominateur, il n’y a pas d’autre avenir qu’une Europe intégrée et stratégiquement autonome. Ce que Paris vient de proposer de nouveau.
Pour l’Allemagne, dont la compétitivité reste exceptionnelle, la question de la puissance économique ne se posait pas, aussi longtemps qu’elle pouvait exporter ses voitures et ses machines-outils en Chine, et importer son énergie de Russie. Cependant, pour sa défense, elle ne peut que s’en remettre aux Etats-Unis. Elle dispose d’une souveraineté économique ; pas d’une souveraineté stratégique. Et aujourd’hui, elle est inquiète : elle n’a plus accès à l’énergie russe ; et le marché chinois est en train de se fermer à ses produits ; elle sent bien qu’à terme, elle est perdue. Et pour elle, qui ne peut compter sur un appui inconditionnel de la France pour défendre son intégrité territoriale, il n’y a pas d’autre avenir que de se jeter plus encore dans les bras des Américains. Ce que Berlin vient d’entreprendre, en projetant de se doter d’une protection antimissile américaine, sans concertation avec la France.
Cette divergence dans les intérêts fondamentaux des deux nations n’est pas nouvelle. Elle a toujours été présente, dans toutes les discussions entre les dirigeants français et allemands. De plus, ces deux pays n’ont jamais réussi à s’intégrer culturellement, démographiquement, socialement : ces deux nations se connaissent encore très mal.
Ce qui a empêché, pendant soixante ans, ces divergences de devenir des sources de rupture, c’est que les hommes et femmes politiques de ces deux pays avaient, dans leur chair, la marque de ce à quoi avait conduit une rupture franco-allemande : trois guerres en un siècle. Trois guerres de plus en plus abominables. Et ils savaient faire les concessions nécessaires pour que jamais cela ne recommence. Ils n’oubliaient pas les leçons de leurs vies, si bien résumées par François Mitterrand dans son dernier discours au Parlement européen : « le nationalisme, c’est la guerre. »
Aujourd’hui, les dirigeants de ces deux pays n’ont pas le même passé. Aucun n’a vécu de près les malheurs, ni même les conséquences des malheurs, de la seconde guerre mondiale. Beaucoup d’entre eux pensent d’ailleurs que la paix entre nos deux nations est une donnée garantie pour les siècles à venir. Et qu’ils peuvent allégrement prendre des voies divergentes sans rien risquer d’essentiel.
C’est dramatiquement faux. Si nous ne reprenons pas au plus vite le chemin du progrès dans l’intégration européenne, en faisant chacun des concessions à l’autre, toute la construction des soixante dernières années s’effondrera. Très précisément : si on ne construit pas une armée européenne, c’est la Banque Centrale Européenne qui sera remise en cause. Une nouvelle guerre franco-allemande, redeviendra possible, avant la fin de ce siècle.
On peut compter sur nos ennemis, ou nos concurrents, à Washington, à Londres, à Moscou, à Pékin, pour souffler sur ces braises.
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Image : François Mitterrand et Helmut Kohl le 22 septembre 1984 © Maxppp – Wolfgang Eilmes