On connait l’histoire du roi grec Mithridate, roi du Pont, (un royaume situé dans une partie de l’actuelle Turquie), supposé avoir tenté de s’immuniser contre tout poison en en ingurgitant des petites doses à intervalles réguliers ; la légende veut que, lorsque, vaincu, en -63, il s’empoisonna, il n’en mourut pas et dû demander à ses gardes de le poignarder. On sait maintenant que ce stratagème est efficace pour les venins mais ne fonctionne pas avec les poisons .
Aujourd’hui, cette idée me revient à mille occasions : l’assassinat d’un professeur, des meurtres d’enfants, des violations de droits humains, des génocides même, font scandale la première fois, un peu moins la deuxième, puis on s’y habitue. Un ouragan fait les titres des journaux la première fois, un peu moins la deuxième, moins encore la troisième : on s’habitue ainsi à vivre dans des situations extrêmes sans plus penser qu’elles le sont. Et on ne s’indigne plus, ni ne s’inquiète, quand elles s’aggravent plus encore. Puis, finalement, la description d’une catastrophe à venir est si réaliste, si répétitive, si présente, qu’elle suffit à permettre de s’y habituer, de ne plus s’en inquiéter, de la rendre tolérable.
J’en citerai trois exemples, parmi mille, dans la situation du moment :
Un exemple politique français : l’éventualité de l’élection de Marine Le Pen à l’Elysée, dans un peu plus de quatre ans, considérée pendant longtemps par une très vaste majorité d’électeurs comme intolérable, quoi qu’il arrive, (au point d’avoir voté pour tout candidat qui lui était opposé au deuxième tour) a fini par tellement imprégner les esprits qu’aujourd’hui, tout le monde considère son arrivée au pouvoir comme une hypothèse possible, sinon probable, parfaitement réaliste et finalement pas si terrible : parce qu’on en a accepté l’occurrence dans le virtuel, on finit par en accepter la possibilité dans le réel.
Un exemple écologique : à force d’entendre que nous sommes menacés par une hausse de deux degrés, ou plus, de la température, cela finit par devenir une hypothèse parmi d’autres, avec laquelle on s’habitue à vivre, sans plus s’affoler de la catastrophe que cela entraînerait. En conséquence, on ne s’inquiète plus vraiment de l’émission croissante de gaz à effet de serre et presque plus personne ne s’indigne vraiment de voir augmenter à l’infini les subventions accordées aux consommateurs d’énergie fossile pendant que les prix auxquels ils la paient sont plus bas que jamais.
Un exemple géopolitique : la perspective d’une guerre en Ukraine a terrifié tout le monde en Occident parce qu’elle portait en germe une extension du conflit à d’autres pays et pouvait conduire à l’usage de l’arme nucléaire. Quand les armées russes entrèrent en action, ce fut même la principale inquiétude. Puis, à mesure où le conflit prend de l’ampleur, et où la nature des combats et des armes employées devient plus énorme, de moins en moins de gens s’inquiètent vraiment du risque du basculement d’un conflit classique local à un conflit nucléaire planétaire : il semble devenu un scenario possible, sinon probable, dont on débat avec intérêt et curiosité et de moins en moins avec terreur.
On peut trouver à cela mille causes : la multiplication des sujets d’inquiétude, privés et collectifs, la répétition incessante des mêmes nouvelles et des mêmes sombres pronostics par des experts plus ou moins autoproclamés, le renfermement de chacun sur sa sphère privée, la multiplication des formes de virtualité, tout cela pousse tout le monde à considérer la réalité comme un spectacle extérieur à soi, finalement pas si tragique que cela, et auquel, quoi qu’il arrive on survivra, comme on survit à sa simulation médiatique.
C’est très dangereux. Et ce serait une grande faillite de la prévision si elle n’est plus qu’une façon de préparer les esprits à accepter de vivre l’intolérable. Pour l’éviter, il faut ne pas renoncer à s’indigner, à se rebeller. Il faut répéter sans cesse que l’élection de Marine Le Pen à l’Elysée créerait des dommages irréversibles à la France, qu’une augmentation de 3 degrés de la température rendrait la vie impossible à des milliards de gens sur la planète et qu’une guerre nucléaire pourrait effacer l’espèce humaine. Et tant d’autres choses pour lesquelles il n’y aura pas d’antidote, si on ne se protège pas sérieusement de leur capacité à faire le Mal.
Engraving: Monime et Xipharès, illustration de « Mithridate » de Jean Racine (1639-99), gravée par Beisson.