Tout donne le sentiment qu’il faut aller en Chine ; et pas un chef d’Etat, de pays développé ou émergent, qui ne pense devoir s’y rendre, en début de son mandat, comme on se rendait, et se rend encore, aux Etats-Unis. On intériorise ainsi le fait que la Chine serait devenue durablement la deuxième puissance mondiale, et qu’il faut lui rendre hommage, s’y faire voir, s’y faire adouber.
De fait, beaucoup d’éléments plaident en faveur de ce constat : elle a connu un développement très rapide, son armée est en train de devenir une des deux plus importantes du monde ; certaines de ses firmes sont déjà des leaders mondiaux ; elles déposent plus de brevets qu’aucun autre pays au monde ; elles sont présentes dans d’innombrables pays, financent très largement la dette publique de très nombreux pays, en développement comme developpés. Elle a désormais son mot à dire dans les plus grands conflits, de l’Ukraine au Moyen Orient et en particulier, elle assure très largement les fins de mois de la Russie, qui s’effondrerait, économiquement, financièrement et militairement, sans le soutien, (pour l’instant encore limité à des apports de cash et de marchandises, pas d’armement) de son puissant voisin. Plus encore, elle se vante de s’être donné les moyens d’avoir la plus grande armée du monde en 2050 et se positionne dès aujourd’hui comme le leader de ce qu’elle appelle « le Sud global », qui regroupe tous les pays émergents, soit à peu près les mêmes pays qu’aux temps anciens où on parlait de « non alignés » ; et parfois aussi, plus étroitement, comme la tête de la « CIA », cet acronyme bien connu qui désigne désormais l’ensemble formé par la Chine, l’Inde et les dix pays de l’ASEAN.
Pour autant, les Occidentaux commettent une grave erreur en jouant ainsi le jeu du parti communiste chinois.
D’abord, la Chine n’est pas une très grande puissance et ne le sera sans doute jamais. Le revenu de chacun de ses habitants est, et restera très inférieur à celui des Etats-Unis et même de certains de ses voisins comme la Corée du Sud et le Japon. D’autre part, elle souffre d’une crise démographique considérable, qui fait que sa population est appelée à diminuer de moitié d’ici à la fin du siècle ; cela lui rend très difficile le financement de son système social : elle est en train de devenir vieille avant de devenir riche. Par ailleurs, même si elle dispose de très nombreuses matières premières, elle souffre d’une dépendance alimentaire croissante, qu’elle comble en achetant frénétiquement des biens agricoles en Europe, en Russie, en Afrique, en Amérique Latine. De fait, sa croissance fut jusqu’ici si désordonnée que son environnement et ses sols sont très largement dégradés et encombrés d’une quantité de déchets inégalée, qui réduit encore sa production agricole et aggrave sa situation climatique. Par ailleurs, le souci du parti communiste de conserver la prééminence sur l’économie de marché et sur la loi, provoque une formidable corruption à tous les étages, qui rend les décisions publiques et privées totalement irrationnelles et inefficaces, et pousse les entrepreneurs et les innovateurs à fuir de plus en plus. Très bientôt, le choix des gouvernants chinois sera particulièrement clair : mater les entreprises et les entrepreneurs, au risque de casser la croissance et de dévaloriser la classe moyenne ; ou bien donner plus de pouvoir à la classe entrepreneuriale, à la règle de droit et à la liberté de parole, au détriment des privilèges du parti ; ou bien encore, si ni la croissance économique ni la liberté individuelle ne sont au rendez-vous, se lancer dans une aventure militaire pour souder durablement le pays autour du parti communiste installé désormais comme le défenseur des racines de la nation. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que tout cela ne marchera pas. Et, qu’à moins de se perdre dans un conflit hasardeux, la Chine aura bien mieux à faire, pour se sauver elle-même, que de faire la guerre ou de diriger le Sud.
En conséquence, les représentants des démocraties, et en particulier de celles qui vont se réunir bientôt au Japon pour un G7, commettent une grave erreur en reconnaissant à la Chine communiste le rôle de dirigeant du « Sud Global », alors qu’elle n’est plus que le garde du corps de quelques dictateurs acculés, en Amérique Latine, en Afrique, et en Russie.
Il serait au contraire essentiel de donner un rôle majeur aux nations émergentes tentant de faire vivre, difficilement, la démocratie. Ce n’est donc pas en Chine qu’il faut se précipiter, mais en Inde, et dans quelques autres pays comme le Brésil, l’Afrique du Sud, le Nigéria.
Ce qui se passe en Ukraine devrait suffire pour le comprendre : la bataille à venir n’est pas entre le Nord et le Sud, mais entre des dictatures sûres d’elles mais aux abois et des démocraties doutant de tout mais pleines d’avenir.
Image : Chine, XVIIe siècle. Rouleau horizontal Wu Yue Si Du Shiji (« Légendes des cinq montagnes et des quatre rivières »), neuf peintures à l’encre sur soie