Selon certaines sources, l’administration fédérale américaine aurait réuni très récemment les dirigeants des plus grandes entreprises du pays, pour leur expliquer, en confidence, que, lorsque la guerre en Ukraine se terminera (et elle se terminera, tôt ou tard), le moment sera venu de reconstruire l’ensemble des infrastructures de ce pays ; et qu’il est urgent, si on veut emporter ces marchés, de se préparer aux grands chantiers qui s’annoncent. Il s’agira en effet de reconstruire, avec un financement public américain assuré, un grand pays européen doté d’une population très bien formée, qui aura fait preuve de sa résilience, et disposant de ressources naturelles considérables ; un pays destiné, de surcroît, à rejoindre très bientôt l’Union européenne et, un jour, l’OTAN. Ce sera donc, expliquèrent les fonctionnaires aux industriels, des marchés sans risques ; sinon que les pays membres de l’Union européenne pourraient s’offusquer de voir ces grands marchés, sur leur continent, leur échapper pour être trustés par des entreprises américaines. Pour écarter ce risque, et être acceptées, l’administration fédérale conseilla à ses entreprises de se précipiter pour acheter au plus vite des entreprises européennes, si possible en Europe centrale et orientale, en particulier en Roumaine, en Bulgarie, en Moldavie, en Pologne, en Ukraine, qui serviront de façade à leurs propres activités de reconstruction de la région. Stratégie habile, parfaitement légale, qui explique l’arrivée massive, ces temps derniers, d’industriels et de banquiers américains dans ces pays, en quête d’entreprises de travaux publics, d’ingénierie, d’eau, d’énergie, de numérique, de télécommunications, de chauffage, d’électricité, d’architecture, à racheter au plus vite.
Pendant ce temps, les Européens procrastinent : ils croient que ces marchés, le jour venu, ne pourront leur échapper, puisqu’il s’agira de reconstruire un de leurs voisins, et que des financements européens seront disponibles. De fait, personne en Europe, ne s’y prépare. Personne, ni à Paris, ni Berlin, ni à Bruxelles, ne prépare le grand plan qui sera nécessaire. Personne, ni à Paris, ni Berlin, ni à Bruxelles, n’enjoint aux entreprises européennes de se rassembler en des consortiums qui se prépareraient à répondre d’une façon cohérente et commune aux futurs appels d’offre. Personne, ni à Paris, ni à Berlin, ni à Bruxelles, ne semble se préoccuper de nouer des partenariats avec les PME des pays d’Europe centrale et Orientale, et d’Ukraine ; et encore moins de les protéger des convoitises non européennes.
Si on laisse cela se faire, le jour venu, l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine, absolument nécessaire, ne fera qu’accélérer la dépendance économique, financière, technologique et normative, de notre Union à l’égard des États-Unis. Celle-ci aura même alors perdu toute chance de devenir un jour une entité politique véritablement souveraine.
Ceci n’est qu’un exemple, particulièrement parlant, d’un enjeu bien plus vaste, qui ne concerne pas que la stratégie internationale des nations, mais aussi leur politique intérieure, la stratégie des entreprises, et le comportement de chacun de nous : dans tout domaine, en situation compétitive, la victoire suppose d’être capable de prévoir assez à l’avance ce qui devrait se passer, ce que les autres vont faire, et, de prendre le risque de frapper le premier coup. Dans de nombreuses circonstances, c’est même la condition de la survie, face à des partenaires, des concurrents, ou des adversaires, qui, eux, auraient su prévoir et agir à temps.
Ce n’est pas un comportement naturel : pour beaucoup de gens, il vaut mieux ne rien faire, pour ne pas se faire accuser d’avoir pris une mauvaise décision. En oubliant qu’en ne décidant rien, on ne peut que se tromper.
La force réside toujours dans la capacité d’anticiper les évènements à venir et la réaction des autres ; et dans le courage de prendre le risque d’agir avant. Naturellement, tout cela, on ne l’apprend ni à l’école ni ailleurs. Sauf dans la vraie vie. Et, très souvent, c’est trop tard.
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Image : crédits – Yves Herman.