Imaginez un pays magnifique, avec des paysages extraordinaires, une grande tradition religieuse, des trésors patrimoniaux, un mode de vie harmonieux, une très importante production d’énergie sans émission de gaz à effet de serre, un système parlementaire démocratique avec un dirigeant tout puissant sur les sujets essentiels, une croissance en berne, des étrangers effectuant les travaux pénibles et beaucoup de chômage parmi les jeunes nationaux, dont les meilleurs partent vers de nouveaux horizons.
Cela vous dit quelque chose ? Non, il ne s’agit pas de la France, mais du Bhoutan.
Pays tout à fait singulier, coincé dans l’Himalaya entre l’Inde et la Chine, sans accès à la mer. Un pays aussi grand que la Suisse, avec moins d’un million d’habitants, relativement démocratique, créateur et défenseur du concept de « Bonheur National Brut » comme un développement alternatif : il est le premier pays (avec le Panama et le Suriname) à pouvoir revendiquer un bilan carbone négatif, grâce à l’hydroélectricité ; une société encore réticente à la globalisation mais très connectée. Une originalité qu’elle paie par l’obligation de faire venir des milliers de travailleurs indiens pour remplir les tâches que les Bhoutanais ne veulent plus remplir et par la fuite des jeunes élites (au rythme maintenant de 5000 par mois, soit chaque année près de 8% de la population totale), rêvant de belles voitures et de biens de luxe.
Face à de tels défis, le roi Jigme Khesar Namgyel Wangchuck vient de lancer un projet très ambitieux, qui devrait, dit-il, l’occuper pendant les 20 prochaines années de son règne (la Constitution l’oblige à prendre sa retraite à 65 ans) : bâtir la première « ville de pleine conscience » dans le monde, au voisinage de la ville de Gelephu, à la frontière de l’Assam (Inde).
Avant de l’annoncer il y a quelques jours, le Roi a fait préparer un très audacieux schéma d’urbanisme par le cabinet d’architecture danois BIG, connu pour d’autres projets très visionnaires en Arabie, en Jordanie, et au Danemark. La ville nouvelle couvrira un territoire de 1000 km2 où coulent 35 rivières qui seront protégées et entourées de forêts et de champs pour promouvoir la biodiversité. Les immeubles seront construits en bois, en bambou et en pierres locales, selon les principes de l’architecture bhoutanaise. Les quartiers seront reliés par des ponts très originaux, dont certains abriteront des universités, des hôpitaux, des marchés et des centres spirituels, lieux de recherche de pleine conscience, dont un sera aussi situé à l’intérieur même d’un barrage hydroélectrique, dans un lieu vertigineux, comme le sont les plus célèbres monastères bhoutanais, perchés en haut de montagnes et presque inaccessibles. Le terminal d’un nouvel aéroport international sera lui aussi un pont.
Au total, l’ambition sera de transformer chaque obligation technique en œuvre d’art et en imitation de la nature. L’ensemble du projet se veut un monument à « la possibilité offerte aux hommes par les Dieux de vivre en harmonie avec la nature magnifiée » ; « la tradition sera protégée et mise en situation de pouvoir évoluer ». Le projet sera financé pour l’essentiel par des investissements extérieurs et les recettes des exportations d’hydroélectricité, au moins aussi longtemps que le pays ne manquera pas d’eau. S’il réussit, il attirera des capitaux et des talents, et relancera une croissance durable et l’emploi.
Ainsi, alors que la vieille Europe repue manque de desseins enthousiasmants, que les Etats-Unis, encore jeunes, traversent une très grave crise démocratique, quelques pays du Sud se lancent dans des projets très ambitieux, nourris, pour certains, par la haine de l’Occident ; pour d’autres, par un désir frénétique de l’imiter ; pour d’autres encore, par la volonté de conserver la nature (comme la préservation de la forêt amazonienne) ; et pour d’autres, enfin, par celle de renouer avec une identité profonde (comme Al Ulla en Arabie Saoudite et Gelephu au Bhoutan) .
Cela devrait rappeler aux dirigeants européens qu’il n’est pas impossible de lancer des projets immenses, économiquement viables, socialement et écologiquement utiles, capables de faire rêver des peuples, d’attirer des talents, de magnifier la nature et de promouvoir des valeurs altruistes. Des projets qui dureront plus longtemps et auront plus d’impact et de sens qu’un évènement sportif ou un changement de Gouvernement.
Encore faut-il en avoir l’ambition, la vision, la ténacité et s’en donner les moyens.
j@attali.com
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