Parmi les innombrables menaces qui se pointent à l’horizon, il en est une qui semble aujourd’hui encore lointaine, et qui pourtant, est là, visible pour qui veut bien la voir : le grand renoncement.
Nous sommes tous, individuellement, dans nos vies, confrontés à des circonstances dans lesquelles le renoncement s’impose. On doit, à un moment, renoncer à être un enfant, puis à être un adolescent, puis à être un jeune adulte. On doit aussi, trop souvent, renoncer à un être cher disparu, à un amour, à une amitié, à une carrière, à un poste, à une performance sportive ou artistique hors de portée, à une ambition inaccessible, à la vie même, lorsque la mort approche.
Et pourtant, ce renoncement n’est pas toujours inévitable. On peut tenter de rester durablement jeune, et s’en donner les moyens ; un disparu est toujours là si on pense à lui ; on n’est pas tenu de renoncer à aimer quelqu’un, même quand l’amour n’est pas partagé ; une amitié peut se reconquérir si elle est perdue sur un malentendu, ou si on décide d’effacer une ardoise trop brouillée ; rien ne nous force à renoncer à être nous-même et à tenter d’obtenir la position qu’on pense mériter ; et même quand on n’est qu’un amateur, on peut à force de travail, de volonté, d’humilité et d’exigence, aller beaucoup plus loin qu’on ne le croit, en courant ou en sautant, en marchant, en levant des poids, en peignant, en sculptant, en chantant, en jouant d’un instrument de musique, ou même en dirigeant des orchestres.
Il en va de même dans la vie des sociétés. L’Histoire est remplie de récits de groupes sociaux, de cultures, de villes, d’entreprises, de nations, qui se sont laissés aller et qui ont disparu, sans même l’avoir apparemment décidé.
C’est ce qui nous menace aujourd’hui. On voit des gens par millions, sinon par milliards, renoncer à une ambition, à un projet, pour eux ou pour leurs enfants. On en voit se laisser aller à la drogue, à l’alcool, à toutes formes d’addiction, qui sont autant de formes de renoncement. On en voit d’autres se contenter de ce qu’ils ont, ou reporter sur d’autres la responsabilité de leurs désillusions. On voit encore bien des gens, dans tant de pays, écrasés par la dictature d’un pouvoir politique, de l’argent, ou plus prosaïquement par une dictature domestique, renoncer à combattre, à tenter de se libérer ou de rester libres, ou d’obtenir une juste part des richesses produites. Plus particulièrement, on a vu tant de gens, dans des pays occupés ou menacés de l’être, choisir la collaboration avec l’ennemi. Plus généralement, on voit bien des gens renoncer à tenter de choisir leur avenir.
On peut le comprendre. De tout temps, ces pouvoirs, domestiques, économiques ou politiques ont été écrasants, apparemment invincibles.
Aujourd’hui, plus encore, les menaces sont immenses et bien des gens pensent, ou vont penser, qu’il ne sert à rien de se battre contre les forces de l’argent, ou celles des armes. Ils pourraient en déduire qu’il vaut mieux se renfermer sur son petit bonheur personnel, qu’il soit fait de produits nocifs ou tout simplement d’un petit jardin secret à cultiver.
La somme de ces petits renoncements conduirait au grand renoncement. Il n’est pas encore là, mais je le sens venir. À la façon dont trop de gens s’apprêtent à se résigner à l’avènement, chez nos voisins ou chez nous, de régimes autoritaires, à l’abandon d’objectifs climatiques sérieux, à une alimentation saine pour tous, à une éducation de qualité pour chacun.
Si chacun de nous lâche la rampe, ce serait la fin de ce que l’humanité a mis si longtemps à construire ; car elle n’a rien bâti d’important sans s’opposer, d’une façon ou une autre, à un renoncement ; sans se révolter contre un malheur donné comme certain ; sans se lever pour conquérir un droit prétendu inaccessible. Et demain, un monde obscur n’est pas certain.
Aujourd’hui, mille exemples existent d’un refus du renoncement. Je n’en citerai qu’un parmi les mille qui me viennent à l’esprit : celui des femmes iraniennes qui, malgré toutes les menaces, les souffrances, les viols et les tortures ne renoncent pas à tout faire pour que leur immense pays, avec son extraordinaire civilisation multimillénaire, sorte du cauchemar dans lequel il est plongé depuis si longtemps.
Seulement voilà, pour ne pas renoncer, individuellement, et collectivement, il faut vaincre le pire ennemi de chacun de nous : la peur. Seuls ceux qui aiment profondément la vie sont prêts à la risquer pour qu’elle soit belle.
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