Quand, dans quelques années, on étudiera l’attitude de la classe dirigeante française en ce début de printemps 2024, on hésitera à la qualifier de lâche, ou de pusillanime, ou d’hypocrite, ou d’inconsciente, ou de nulle, ou encore de traître à l’intérêt national.

Les faits sont pourtant aveuglants :

Économiquement, la France est pratiquement en faillite. Plus précisément, elle est le seul pays de l’Union européenne cumulant une dette publique abyssale, un budget primaire (c’est-à-dire hors service de la dette) en déséquilibre, un déficit budgétaire bien plus élevé que prévu, des comptes sociaux dans le rouge, une balance commerciale déficitaire, et une balance des paiements hors de contrôle. L’Italie, l’Espagne, la Grèce (pour ne citer qu’eux), font mieux que la France. En toute logique, cela devrait conduire la France à subir très bientôt une dégradation de sa notation financière, ce qui entraînera à terme une hausse du coût de sa dette publique, et de celui de l’ensemble des dettes privées, c’est-à-dire des emprunts des entreprises et des particuliers.

Politiquement, la France bascule continûment vers l’extrême droite qui, si on en regroupe toutes les dimensions, se prépare à réunir plus de 40% des voix aux prochaines élections européennes et à gagner un peu plus tard les élections municipales, présidentielles et législatives.

Socialement, la France est de plus en plus une terre d’injustice, au moins ressentie. De fait, la misère se répand dans le pays, en particulier chez de très nombreux jeunes, dans les quartiers ou en milieu rural, abandonnés sans formation ou sans espoir de trouver un emploi à la hauteur de leurs ambitions.

Militairement, la France est désarmée ; bien qu’elle dispose de l’arme absolue, elle refuse de voir que le feu nucléaire ne nous protégera que très mal, quand nous serons seuls face à des ennemis redoutables.

Écologiquement, la France est un des pays qui sera parmi les plus touchés par la crise climatique. Et pourtant, le pays n’a rien entrepris de vraiment sérieux sur l’isolement thermique des bâtiments, sur la capture du carbone, sur la lutte contre le gaspillage et contre l’artificialisation des sols, et moins encore sur l’adaptation au scénario d’un réchauffement mondial de 4 degrés, de plus en plus vraisemblable.

Tout cela, tout le monde le sait, depuis des années : pas un colloque, pas une conversation publique ou privée sans qu’on en parle.

Et pourtant, on ne fait rien :

L’exécutif est paralysé. Il n’a même aucun moyen légal d’agir puisque le dernier budget fabriqué l’a été par un autre gouvernement, renversé avant d’avoir commencé à le mettre en œuvre, sans que le nouveau ait daigné préparer, et encore moins soumettre au Parlement, un budget rectificatif qui, de toute façon, serait inefficace, puisque ce gouvernement n’a aucune marge de manœuvre budgétaire et ne fait rien pour en retrouver une, se contentant d’égrener des mesures symboliques importantes, sans adresser aucun des sujets qui déterminent l’indépendance du pays, ni lancer aucune des réformes structurelles qui s’imposent, ni supprimer des structures inutiles, ni lutter contre les rentes.

Les autres formes du pouvoir ne sont pas plus actives. Le législatif se complait dans des petites querelles de procédure. Les partis se réduisent plus que jamais à des lieux de conquêtes de place. Les syndicats ne proposent rien non plus de très ambitieux. Nos entreprises de défense ne tournent pas vraiment à plein régime.

Même si, dans chacune de ces institutions, bien des gens partagent ce diagnostic et se lamentent devant la passivité générale, personne n’ose se dresser et proposer un programme de salut public. Le pays semble fasciné par ce qui vient et résigné à ce que, dans trois ans, une France en faillite soit gouvernée par Marine Le Pen ou par son clone junior, l’un et l’autre bienveillants à l’égard de nos ennemis potentiels, impréparés aux enjeux du monde. Pendant que la droite, le centre et la social-démocratie se rejetteront la responsabilité de leurs défaites et que l’extrême gauche continuera de vitupérer dans le vide des slogans antisémites.

Et pourtant, rien n’est encore perdu. La France est encore un grand pays. Elle a une jeunesse qui ne demande qu’à se mobiliser si on lui donne une direction, un sens. Elle a des ingénieurs, des cadres, des acteurs du monde associatif, des chercheurs, des enseignants, des médecins, des élus, de très haut niveau.

Qu’ils se lèvent, avant qu’un vent mauvais ne les emporte.

j@attali.com

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