Ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie n’est pas seulement une tragédie locale. Ni le signe d’un défaut de gestion d’une crise parfaitement prévisible. Cela devrait être aussi l’occasion de prendre conscience, avec beaucoup de retard pour certains, d’un grand nombre de menaces qui pèsent sur la France tout entière et qui appelle des solutions radicales, bien au-delà des enjeux de sécurité et du vivre-ensemble sur ce territoire particulier.
Ce qui s’y passe est en effet un signal faible, c’est-à-dire l’annonce d’un évènement de beaucoup plus grande ampleur, dont cette péripétie n’est que le précurseur. Plus précisément, la crise néocalédonienne est, pour la nation tout entière, le signal faible d’au moins cinq crises potentielles, toutes de nature existentielle :
- Une attaque contre la présence française hors d’Europe :
La France est le dernier pays occidental à avoir une présence territoriale sur les cinq continents (avec Saint-Pierre-et-Miquelon, les Antilles et Cayenne dans les Amériques ; la Réunion et Mayotte en Afrique ; la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie en Australasie ; la France est en particulier présente dans le Pacifique, où va se jouer une grande partie de l’avenir du monde). C’est ce qui lui permet, en particulier, d’avoir la deuxième zone maritime économique exclusive mondiale, avec 10,2 millions de km², dont 97 % en Outre-mer et 15% en Nouvelle-Calédonie. Cette présence est essentielle au rayonnement du pays, à la localisation de ses forces, à son réseau d’alliances, à son accès à la diversité des ressources naturelles et des cultures. Et, en dernier recours, à son niveau de vie. Et on tente ici de l’en chasser. - Une attaque contre des réserves stratégiques françaises d’importance mondiale :
La France détient, en Nouvelle-Calédonie, (outre une formidable diversité naturelle, absolument unique au monde), une grande partie des réserves mondiales connues de nickel, et d’importants gisements de chrome, de cobalt, de fer, d’or, de cuivre, de manganèse. Ces minéraux, exploités pour certains depuis plus d’un siècle, sont essentiels au développement des énergies renouvelables et en particulier des systèmes électriques. Ils sont très convoités par les voisins, en particulier par la Chine, qui a investi énormément en Indonésie depuis 2021, y produisant désormais près de la moitié du nickel mondial et maîtrisant toute la chaine de valeur, mettant les exploitants néocalédoniens au bord de la faillite, pour s’arroger un quasi-monopole et faire remonter les prix. Là encore, c’est le niveau de vie des Français qui peut se trouver remis en cause si la France en perd la maitrise. - Une tentative d’affaiblir la position diplomatique de la France :
Comme l’Azerbaïdjan (qui s’efforce d’aggraver les tensions entre communautés de la Nouvelle-Calédonie, pour nuire à un gouvernement français qui a pris parti contre lui dans sa dispute avec son voisin arménien), d’autres pays pourraient trouver judicieux de provoquer ou d’aggraver des conflits sur une partie du territoire français où la présence française est stratégiquement vitale, dans le but d’affaiblir une action diplomatique française qui se trouverait contraire aux intérêts de cet agresseur. On le voit poindre en mille lieux. - Une remise en cause de l’égalité des citoyens :
En théorie, sur le territoire français, chaque citoyen a les mêmes droits, où qu’il soit ; en particulier les mêmes droits de vote. Et pourtant, on a accepté qu’il n’en soit pas de même en Nouvelle-Calédonie. C’est très grave : à un moment où, partout dans le monde, les revendications identitaires locales s’intensifient, où le « chacun pour soi » devient une règle, si on laisse cela s’installer, on peut craindre que certains mouvements ou partis en viennent à réclamer l’application des mêmes règles sur d’autres parties du territoire national. Imagine-t-on que seuls ceux des citoyens habitants depuis 1990 en Corse ou en Côte-d’Or (qui fut le cœur de la Bourgogne, grande nation indépendante avant d’être rattachée à la France) ou en Seine-Saint-Denis, ou en Martinique, puissent voter aux élections municipales, départementales ou régionales ? C’en serait fini de l’unité nationale. Cela ne peut donc perdurer, sous peine de prendre le risque de voir ce principe être répliqué. - Un affaiblissement de l’Europe :
En dernière instance, c’est au nom de l’Europe que la France est présente sur ces divers continents et qu’elle y assure une présence économique, culturelle et militaire. Affaiblir son poids en Nouvelle-Calédonie, c’est affaiblir le poids de la France en Europe et de l’Europe dans le monde. L’Australie semble aussi avoir compris que ce n’est pas dans son intérêt, et, pour la première fois dans une crise néocalédonienne, ne prend pas parti pour les indépendantistes.Il faudra prendre garde à tous ces sujets dans la résolution, qui ne peut être que politique, du conflit actuel. Et assumer consciemment que toute concession tactique faite localement, (au nom d’une conception élargie, et à mon sens erronée, de la décolonisation) peut avoir, à l’avenir, des répercussions stratégiques majeures et irréversibles.
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Image : DELPHINE MAYEUR/AFP