Pour ce que cela vaut pour l’avenir : la cohabitation est un sport de combat et je peux témoigner ici de la façon dont fut conduite la première d’entre elles, en 1986, à partir de trois moments particuliers.

Il faut d’abord se souvenir qu’à ce moment nous n’avions aucun précèdent, que la Constitution ne précisait pas les conditions dans lesquelles le Président de la République pouvait exercer ses prérogatives, et que nous savions que le futur Premier ministre Jacques Chirac ne pensait qu’à rendre la vie impossible à François Mitterrand, à ne lui permettre de n’exercer aucune responsabilité, à le pousser à la démission. Même si le domaine réservé n’est pas défini comme tel dans la Constitution, et si la prééminence du Président dans la conduite des Affaires Etrangères et de la Défense n’était discutée par personne, le diable est dans les détails. Et il a fallu très vite confronter ses principes à la réalité :

En politique étrangère : dès le lendemain de l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, en mars 1986, s’est trouvée poser la question de savoir qui représenterait la France dans les réunions internationales. Le test fut, quelques jours après l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, la réunion des sherpas pour la préparation du sommet du G7 prévu à Tokyo au mois de mai suivant. Si le représentant du Premier ministre avait participé à cette réunion il serait devenu évident aux yeux de nos partenaires principaux que le Premier ministre participerait à la détermination de la politique étrangère ou même en avait le contrôle. Or, si cette réunion avait lieu dans le pays hôte, c’est-à-dire au Japon, il eut été impossible d’empêcher le Premier ministre d’y envoyer un représentant. Pour l’éviter, nous avions, bien avant les élections, obtenu de nos partenaires japonais que la réunion de sherpas ait lieu à Paris et que cette réunion se tienne non pas à l’ambassade du Japon à Paris mais dans un château présidentiel, celui de Rambouillet. On fit savoir au Premier ministre que j’y serai le seul représentant de la France, et que le château ne serait ouvert qu’à ceux que le Président souhaitait y accueillir. Le Premier ministre insista. Fortement. En vain. Il devint ainsi clair aux yeux du monde diplomatique que le Président de la République conservait le contrôle de la politique étrangère. Depuis, cela n’a jamais été remis en cause.

En politique intérieure : en principe, le Président n’a pas son mot à dire. Et pourtant, il a des prérogatives, s’il veut bien les exercer. En juin 1986, le Premier ministre fit voter, par le Parlement, une série de loi d’habilitation lui permettant de prendre par ordonnance des décisions très importantes. En particulier pour privatiser un certain nombre d’entreprises. Une fois ces lois votées, le Premier ministre demanda au Président de signer ces ordonnances. François Mitterrand estima que la Constitution lui permettait de refuser de les signer et il demanda au Premier ministre de passer par la loi pour décider de la privatisation d’entreprises nationalisées en 1945. Le Premier ministre considéra que cette attitude était inconstitutionnelle et, dans un coup de téléphone dramatique auquel j’ai assisté, dans la soirée du 14 juillet 1986, insinua qu’il s’agissait d’un acte de forfaiture qui  pouvait justifier la destitution du Président et de nouvelles élections  présidentielles. Nous passâmes cette nuit-là au Palais, s’attendant à voir débarquer des troupes venant arrêter le Président. Il n’en fut rien, et le premier ministre céda.

La défense : à peu près au même moment, le ministre de la Défense, le Premier ministre et le chef d’état-major proposèrent au Président de décider, en Conseil de Défense, la mise à disposition de l’armée de terre et d’armes nucléaires jusque-là réservées à la Marine et à l’aviation. Le Conseil se tint. François Mitterrand y expliqua, avec une précision impeccable, que l’arme nucléaire devait rester une arme de dissuasion dont on ne pouvait imaginer la présence sur un champ de bataille. Seul contre tous, il imposa ce point de vue. Sa prééminence dans la définition de la politique de défense ne fut plus jamais contestée.

Aujourd’hui, bien sûr, la situation est totalement différente et on peut imaginer que ces principes soient remis en cause. Il n’empêche : ce qui précède explique que toute cohabitation exige d’un Président de la République de l’autorité, de la compétence, de la réflexion et un calme absolu. Il y va de la stabilité de nos institutions.

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Image : le Président de la République, François Mitterrand (Parti socialiste), et le premier ministre, Jacques Chirac (Rassemblement pour la République), à l’Elysée, le 17 décembre 1986.