L’économie européenne est apparemment encore en bonne forme : sa balance des paiements est excédentaire ; elle reçoit plus de 500 milliards d’euros d’investissements étrangers chaque année ; les pays de l’Union européenne concentrent près d’un quart de la puissance mondiale de calcul, loin devant celle de la Chine (5,8 %). Elle est le lieu du monde le plus agréable à vivre et celui qui assure la meilleure protection sociale à ceux qui ont le privilège d’y vivre.
Et pourtant, tout démontre aujourdhui que l’Europe décline à grande vitesse ; elle est même au bord de la catastrophe : elle ne représente plus que 25% du PIB mondial contre 35% au début des années 2000. La part des entreprises européennes dans la capitalisation boursière mondiale a décliné rapidement en 20 ans d’environ 30% à près de 15%. Aucune entreprise européenne créée dans les 50 dernières années n’a une valorisation supérieure à 1000 milliards de dollars alors que c’est le cas de six entreprises américaines (Apple, Microsoft, Nvidia, Amazon, Alphabet, Meta). En matière de recherche, le Royaume-Uni n’est le troisième pays le plus innovant du monde que dans seulement 12 technologies sur les 64 « technologies critiques » ; l’Allemagne dans 10 technologies ; l’Italie dans 3 ; tandis que la France, l’Espagne et les Pays-Bas ne dépassent jamais la 4e ou la 5e place. En matière de capacité de calcul, l’Union européenne est loin derrière les États-Unis (25% contre 53 %). En matière de défense, la souveraineté européenne n’est absolument pas restaurée, et on ne fait pas grand-chose pour y parvenir : en 2023, 78 % des dépenses européennes d’armement ont été confiées à des fournisseurs non-européens, dont 63 % aux États-Unis.
C’est pire encore si on compare les Etats-Unis et l’Europe aux puissances asiatiques. En 2023, les États-Unis ne sont plus en tête que dans 7 des 64 « technologies critiques » contre 60 en 2007. La même année 2023, la Chine domine 57 des 64 technologies critiques, dont 24 présentent un risque de monopole. On pourrait encore accumuler les données en ce sens.
Plusieurs raisons de tout cela sont claires. D’abord, les Européens travaillent moins que les Américains, et évidement moins que les Asiatiques : selon l’OCDE, les Américains travaillent en moyenne 1811 heures par an, soit plus de 15% de plus que les travailleurs européens (1571 heures) alors que la durée annuelle du travail, dans tous les pays d’Asie, dépasse les 2000 heures et la productivité du travail, qui détermine la qualité de production par heure de travail, baisse en Europe, alors qu’elle continue à croître partout ailleurs. Ensuite, les entreprises privées européennes dépensent beaucoup moins que leurs homologues chinoises et américaines en matière de recherche. Enfin, le système européen de formation professionnelle et de formation permanente est très en retard.
Il est temps de se réveiller. Sinon, ce qui n’est pour l’instant qu’un lent et doux déclin pourrait se traduire très vite par une baisse du pouvoir d’achat des Européens, et une plongée du Vieux Continent dans les eaux noires du populisme et de tous les extrémismes.
Pour rebondir, une seule méthode : un projet, un programme, une volonté, et beaucoup de travail.
Le projet est simple : 1000 rapports ont été écrits à ce propos, dont ceux, très récents, de Enrico Letta, de Mario Draghi et de Jean Tirole. On peut en déduire très rapidement un programme, tant pour la Commission européenne que pour chacun des pays membres. Ce qui manque le plus, c’est la volonté et le travail. Pour la volonté, elle existerait en Europe, si elle était clairement mobilisée par des dirigeants politiques. Quant au travail, c’est simple : il faudrait que chaque Européen travaille beaucoup plus que maintenant. Et beaucoup plus longtemps. Et, pour cela, il faut rémunérer beaucoup plus le travail. Pour y parvenir, il faut rémunérer moins le non-travail, y compris les retraites non encore contractualisées ; et moins encore le capital dans les limites étroites de ce que permet sa mobilité internationale.
Bien plus facile à dire qu’à faire en temps de paix. Seulement voilà : nous sommes en temps de guerre. Qui le comprendra à temps ?
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