En théorie, les enjeux des entités publiques (États ou communes) et des entreprises sont très différents : les entités publiques sont liées aux territoires qui les définissent, alors que les entreprises sont presque toutes potentiellement nomades. Les unes servent des habitants ; les autres servent des clients. Les nations et les villes peuvent très difficilement mourir, même après une faillite ; alors que les entreprises, elles, n’y résistent pas et disparaissent.

Et pourtant, les entreprises, comme les villes et les nations, dépendent toutes de la disponibilité de talents, d’argent et de matières premières ; les unes comme les autres sont confrontées à des mutations technologiques, écologiques, sociales, culturelles, politiques ; les unes et les autres influent sur le monde.

Les dirigeants des unes et des autres ont aussi des  points communs :  tant dans les démocraties que dans les dictatures, dans les entreprises  personnelles que cotées en Bourse,  ils ne s’occupent trop souvent, les  uns  et les autres, que du court terme, obsédés par  les exigences de  leurs actionnaires ou de leurs opinions publiques ; ils refusent alors de voir les changements profonds et les signaux faibles, s’enferment dans des querelles internes et procrastinent au lieu de réformer ; beaucoup d’entre eux pensent que leur carrière sera plus longue et plus glorieuse s’ils ne font rien.

Et pourtant, une grande différence existe :

Les entreprises se réforment en général beaucoup plus vite et mieux que les États quand leurs dirigeants sont prêts à risquer leurs postes pour y parvenir et quand les actionnaires leur laissent le temps de faire surgir les bénéfices de leurs réformes. Pour y parvenir, les entreprises ont développé de nombreuses méthodes de changement, souvent inspirées de grands professeurs, dont beaucoup sont américains (parmi les plus célèbres : Peter Drucker, Daniel Kahneman, John Child, Martin Ihrig, Lisa Lahey, Robert Kegan) dont les théories sont enseignées dans d’innombrables écoles et universités, et mises en œuvre dans de très nombreux pays par des armées de consultants.

Alors que les États, démocratiques ou non, n’ont aucune incitation réelle à se réformer, à réduire leurs coûts. Au lieu de supprimer ce qui n’est plus utile, on y ajoute des services, des départements, des agences, des ministères, des hautes autorités. Et les travaux de grands professeurs, tels en France Michel Crozier et ses disciples, n’ont jamais eu, sur la gestion des États, le même impact que ceux de leurs homologues travaillant à réformer les entreprises. Et si des milliers de pages ont été écrites sur la façon de transposer les théories et les méthodes de réforme des entreprises à des administrations publiques, cela ne réussit que très rarement.

La raison en est simple : une organisation est d’autant plus encline à se réformer qu’elle est consciente de sa fragilité. Autrement dit : une entreprise (comme un être humain), vivra d’autant plus longtemps qu’elle sait qu’elle peut mourir et qu’elle a envie de vivre. Ce n’est pas le cas des États, des nations et des villes dont on a en général rarement conscience de la fragilité.

Et c’est donc de cela qu’il faudrait d’abord faire prendre conscience les entités étatiques : vous ne vivrez que si vous savez que vous êtes mortelles.

Cela supposerait, dans un pays donné, de créer un sentiment de vulnérabilité dans les institutions administratives et ministérielles ; et d’en déduire des comportements de survie. En particulier, cela devrait être le cas en France aujourd’hui, tant pour les entités locales que pour l’États, dont les paramètres vitaux sont très atteints.

Pour créer un tel sentiment, il faudrait, par exemple, ne pas hésiter à supprimer, (en protégeant les intérêts sociaux de ceux qui y travaillent) de très nombreuses entités publiques inadaptées à la gestion des enjeux de l’avenir, et qui ne peuvent, avec le temps, qu’accumuler de plus nombreuses couches parasites. Une telle stratégie, qui démontrerait la mortalité des institutions et les exigences de leur survie, dégagerait aussi des ressources pour lancer des activités et des entités nouvelles sans pour autant augmenter ni les impôts ni les déficits. On pourrait alors appliquer à l’État, les très nombreuses méthodes mises au point dans l’entreprise, pour innover, motiver, changer. Sans remettre en cause les avantages sociaux acquis.

Cela exigerait une vraie révolution mentale, que refuseront les conservateurs de droite comme de gauche, trop soucieux de préserver les rentes. En particulier en France, où a existé au ministère de la défense un service des pigeons voyageurs jusqu’au milieu du 20ème siècle, alors qu’on avait cessé depuis longtemps de les utiliser.

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