Il est des évolutions qu’on refuse de voir, parce qu’elles paraissent si folles qu’on ne prête pas attention à tous les signes qui les annoncent. Et quand elles se produisent, on s’étonne, on admire, ou on crie au scandale. Il est alors trop tard.

Ainsi, par exemple, de ce qui est en train d’arriver mondialement aux universités et aux grandes écoles.

D’abord, mis à part quelques-unes, très bien dotées, ces universités souffrent d’une faiblesse structurelle de financement. En particulier dans les pays émergents. Ensuite, une partie de plus en plus importante des cursus d’enseignement, dans pratiquement tous les domaines, est de plus en plus composée de stages dans des entreprises, rejoignant ainsi l’enseignement professionnel.

Évolution plus récente, dans de très nombreux pays, en particulier là où les études supérieures sont financées par les étudiants, des entreprises viennent expliquer aux meilleurs lycéens en fin d’études secondaires (à la sortie du collège aux États-Unis) qu’ils n’auraient rien à gagner à s’endetter pour entrer dans une université alors que l’entreprise se propose de les engager tout de suite, de les former, de les rémunérer, arguant aussi que les universités ne sauraient avoir le même niveau de compétence dans les technologies de pointe.

On voit ainsi apparaître, de plusieurs façons, des programmes de formation supérieure à l’intérieur des entreprises.

On voit aussi apparaître des universités sans professeurs, où les élèves se forment entre eux, avec des encadrants lointains. On voit enfin apparaître des universités privées, virtuelles, n’ayant aucune réalité physique, délivrant des diplômes imaginaires fait d’une juxtaposition de stages dans des entreprises. L’entreprise est donc, subrepticement en train de devenir le cadre, d’abord partiel, puis total, de l’enseignement supérieur. Cela pourrait entraîner l’effondrement des systèmes d’enseignements supérieurs, qui perdront leurs meilleurs élèves et leurs meilleurs enseignants, et des sources de revenus.

Un pas reste à franchir, et qui le sera, d’une façon ou d’une autre, par une école, une université, puis par beaucoup d’autres : proposer un cursus entier réservé aux futurs employés d’une entreprise spécifique, qui le financerait, et qui accorderait une rémunération aux meilleurs étudiants, pour se réserver leurs services une fois le diplôme obtenu. Les grandes entreprises qui s’y lanceront auront tout à y gagner, en formant exactement ceux dont ils auront besoin et en étant conduit, ainsi, à définir plus précisément leurs besoins. Les universités qui s’y prêteront auront des revenus nouveaux, particulièrement bienvenus dans les pays où les États sont impécunieux ; elles deviendront ainsi progressivement des universités d’entreprises.

On criera au scandale. Une fois de plus, le marché aura envahi une dimension des services publics. Comment accepter que l’université ne soit plus que le lieu de formation des employés d’une entreprise particulière, qui définirait le contenu des cours ? Comment courir le risque que l’université ne soit plus que le lieu d’une formation ultra utilitariste d’étudiants dont les entreprises se débarrasseront dès que leurs connaissances seront devenues obsolètes ? Comment accepter que, si cette évolution va à son terme, l’entreprise ait son mot à dire dans le recrutement des enseignants ? Comment accepter de perdre ce qui fait l’essence même de la formation universitaire, c’est-à-dire son autonomie, son universalisme, sa liberté d’expression et de recherche ?

Malgré cela, tout est en place pour que cette évolution ait lieu ; d’abord dans les universités privées, dont les financements dépendent largement des droits d’inscription des élèves et des dons des anciens élèves. À l’heure où j’écris, des entreprises sont déjà en train de négocier de tels partenariats avec des universités ; d’abord dans des universités des pays anglo-saxons, à la tradition beaucoup plus utilitariste. Les plus éclairées d’entre ces entreprises l’inscrivent dans une vision à trente ou quarante ans de leurs métiers, et dans le cadre d’une formation permanente, confiée aussi à ces universités. Cela viendra aussi en Europe, et même en France, temple de l’enseignement non intéressé.

Ce n’est pas en se crispant sur les acquis qu’on l’évitera. C’est en faisant de l’université un lieu de formation d’excellence à des sujets fondamentaux, de très long terme, en particulier dans l’apprentissage de la science et dans la pratique de la recherche fondamentale, que les entreprises ne peuvent se permettre en général de financer seule. Ces formations seront fondamentales pour un pays, qui ne pourra survivre sans recherche. C’est donc dans la glorieuse inutilité créatrice de la découverte et de sa transmission que se trouve la spécificité de l’université. Seuls des États clairvoyants et stratèges, assez démocratiques pour accepter toutes les recherches, pourront mettre en place une telle politique. Où sont-ils ?

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