Il n’y a pas beaucoup de lois en science politique. Très peu d’études et d’analyses peuvent expliquer pourquoi tel groupe social, telle ville, telle village, vote d’une façon ou d’une autre. Il y a tant de paramètres que les politologues les plus chevronnés y renoncent. En particulier, ils sont désarmés quand il s’agit d’expliquer pourquoi, aux États-Unis, tel comté est fanatique de Trump et tel autre, pas très loin, ferait tout pour le faire battre. De même, malgré des milliers de pages écrites, en particulier par de très grands géographes, il n’y a pas de théorie convaincante expliquant pourquoi, en France, les deux partis extrêmes, LFI et le RN, montent parallèlement au détriment des partis républicains ou sociaux-démocrates. Et pourquoi, dans tant d’autres démocraties, les partis identitaires sont en forte croissance.

Une théorie me semble cependant avoir une certaine validité. Elle permet de prévoir les évolutions électorales et d’agir sur elles.

Pour faire court, je dirai que les partis d’extrême droite progressent dans les villes et les villages en voie de dépeuplement, où les classes moyennes et populaires perdent l’accès aux services publics et aux moyens d’assistance. Tandis que les mouvements d’extrême gauche progressent dans les banlieues surpeuplées, où les populations ouvrières ou intellectuelles n’ont pas accès aux mêmes services que les habitants des quartiers privilégiés du centre-ville. Ces villes et ces quartiers ont en commun d’être habités par des populations ayant un sentiment de déclassement : dans le premier cas, parce qu’elles perdent des services qu’elles avaient antérieurement ; et dans le second cas, parce qu’elles n’ont jamais eu accès aux services auxquels elles pensent avoir droit légitimement. Les premiers habitent dans des villages et des villes en déclin systémique. Les seconds dans des banlieues surpeuplées et dans des villes en croissance déséquilibrée.

Seuls les villes et les pays réussissant à maintenir une répartition équilibrée entre tous les quartiers, des services publics, des services de sécurité, de santé, d’éducation, d’animation sociale, d’équipements sportifs, de parcs et de jardins, évitent de tomber entre les mains de partis extrémistes.

Ce n’est pas évident. Cela ne se fait pas en un jour. Cela ne dépend pas que de la volonté des municipalités, qui sont soumises au bon vouloir des autorités nationales, à l’existence ou à la disparition d’entreprises créatrices d’emploi, à la vitalité démographique de la région et à bien d’autres paramètres.

Aux États-Unis, par exemple, des villes démocrates sont devenues républicaines quand elles ont perdu leurs usines, et des banlieues deviennent radicales quand elles sont privées des moyens des centres-villes. Elles redeviennent démocrates modérées quand elles attirent des emplois, et organisent un developpement harmonieux et socialement équilibrés des différents quartiers réhabilités. C’est le cas d’une partie des villes du Nord-Est.

En France, les villes moyennes, sous-préfectures pour la plupart, basculent toutes, on le sait, au Rassemblement National quand y disparaissent les populations et les services publics qu’une classe moyenne peut justement revendiquer. Des banlieues ouvrières basculent vers l’extrême gauche quand la population grandit sans que suivent les services publics.

Faute de planification urbaine, la plupart des villes seront, soit en voie de dépeuplement rapide, soit en voie de surpeuplement désordonné. Sans disposer des moyens de rétablir l’équilibre. Dans les deux cas, un des extrêmes prendra le pouvoir.

Si on veut éviter que les démocraties se réduisent à un affrontement des partis extrêmes, il faudra attacher la plus grande importance à la politique urbaine ; tout faire pour éviter la désertification des unes, le surencombrement des autres.  Cela suppose une action longue. Avec une vision cohérente de l’histoire, de la géographie, de la sociologie, de l’urbanisme, de l’écologie, de l’industrie, des services, de l’animation urbaine. Peu de villes peuvent servir de modèles. Sinon, comme toujours quelques villes d’Europe du Nord, d’Amsterdam à Vienne, d’Oslo à Zurich ; et quelques villes américaines, australiennes, japonaises.

C’est dans la revitalisation des villes et villages oubliés et dans le développement harmonieux des banlieues et quartiers surpeuplés que se situe la vraie réponse aux dangers qui pèsent sur la démocratie. Pour le dire encore autrement : c’est aux élections municipales que se joueront les élections présidentielles.

j@attali.com

Image : Pexels.