S’il y a un moment où l’absence d’une Europe politique est particulièrement cruelle et dangereuse, c’est maintenant :

D’un côté, les Etats-Unis s’apprêtent à avoir un nouveau président pour quatre ans ; quel que soit le choix des électeurs, cela donnera à ce pays quatre ans de visibilité et de poursuite de leur domination des autres démocraties et des grands marchés mondiaux. De l’autre, la Russie réussit à rassembler autour d’elle, à Kazan, un des centres de l’Islam russe, ville où vécurent Tolstoï et Lénine, la quasi-totalité des dirigeants des plus grands pays du Sud, autour d’un projet de distanciation de l’Occident.

Le monde voit ainsi s’affronter deux superpuissances géopolitiques majeures.

Et l’Europe ? Rien. Elle n’est pas une puissance. Malgré ses richesses, elle n’a toujours pas la volonté commune nécessaire à la mise en œuvre de sa stratégie et de ses ambitions commerciales, industrielles, militaires et démographiques. Elle n’est aujourd’hui, pour l’essentiel qu’une proie, très riche et très vulnérable.

On voit donc, chaque jour davantage, s’écrire un scénario où l’Histoire se déploie sans l’Europe, qui ne serait plus nécessaire au reste du monde ; et qui y serait au mieux oubliée, au pire occupée par les armées d’Asie, et au moins pillée par les multinationales américaines.

Et pourtant, la réalité pourrait n’être pas si noire :

D’une part, qui que ce soit qui sera élu le 4 novembre, les Etats-Unis resteront plus divisés qu’ils ne l’ont jamais été depuis la guerre de Sécession : les rêves et les projets des gens de la Silicon Valley ou de BosMia (la conurbation qui va de Boston à Miami) n’ont rien à voir avec les peurs et les fantasmes des gens de l’Oklahoma ou de l’Ohio ; le, ou la, futur président aura beaucoup de mal à créer la cohésion nécessaire pour que le pays parle d’une seule voix. Les Etats-Unis seront de moins en moins écoutés et respectés, de plus en plus occupés par leurs querelles, sinon leurs guerres, domestiques.

D’autre part, les pays réunis à Kazan ne sont d’accord sur rien : ni sur l’attitude à avoir face aux Etats-Unis, ni sur l’Ukraine, ni sur le Moyen-Orient, et encore moins sur l’écologie. Ils n’ont aucune politique commune et aucune institution commune. Et leur tentative, au moins proclamée, de remplacer le dollar dans les échanges internationaux ne restera qu’un vœu pieu aussi longtemps que leurs monnaies resteront inconvertibles. Or, nous n’avons pas d’exemples de dictatures ayant des monnaies convertibles… Le « Sud Global » n’existe pas. Et il n’est pas prêt d’exister.

C’est d’ailleurs cela qui reste la principale force de l’Europe : la démocratie et le respect de la règle de droit, même imparfaits, y sont mieux garantis que nulle part ailleurs. C’est cela qui, à la fin, attire les chercheurs et les créateurs. C’est cela qui la met aujourd’hui à l’avant-garde des combats écologiques et culturels, qui fait que ses villes soient les plus appréciées du monde. C’est cela qui manque de plus en plus aux Etats-Unis où les fausses nouvelles, les croyances folles, la violence interne ruinent de plus en plus les fondements même de la démocratie. C’est cela aussi qui manquent aux dictatures où, qu’on le veuille ou non, la recherche piétine. C’est cela qui est vivant en Europe plus qu’ailleurs et qui fait qu’aucun pays membre n’a envie de quitter l’Union et qu’une dizaine d’autres, au moins, rêvent d’en faire partie.

Le monde voit bien que l’Europe est le lieu le plus privilégié de la planète. Il n’y a que les Européens pour ne pas le voir et ne pas se donner les moyens de le rester.

Il suffirait pourtant de pas grand-chose pour que l’Europe retrouve son rang, le premier, dans la dynamique des nations. D’abord, il faudrait une dizaine de dirigeants de haut niveau, porteurs d’une telle vision : dix Mario Draghi à la tête des institutions européennes et des grands pays européens et tout deviendra possible. Il y en a quelques-uns. Jeunes et enthousiasmants.  Pas forcément dans les très grands pays ni aux postes les plus importants de la Commission européenne ou du Parlement européen.

Cela ne pourra donc venir que des forces vives des sociétés européennes : les entreprises, les villes, les associations, qui feront assez de bruit pour qu’on ne laisse pas passer cette chance ; la dernière, pour l’Europe, d’être à sa vraie place dans le monde : la première.

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