Il y a trois sortes d’élite. Celles qui font avancer la société. Celles qui la dirigent. Celles qui la distraient.

Les premières sont celles de la science, de la philosophie, de la littérature, de l’art, de l’audace créative et créatrice, des combats pour les valeurs, pour l’éthique, pour la vie. Les deuxièmes sont celles de l’argent et de la politique. Les troisièmes sont celles du spectacle, sous toutes ses formes (acteurs, chanteurs, influenceurs) dont le talent se limite souvent à la capacité à se mettre en scène, à faire parler d’eux, à fasciner ceux qui rêveraient d’être à leur place.

Ces trois formes d’élite, celles du savoir, celles du pouvoir, et celles de la renommée, existent depuis au moins trois mille ans, comme en témoignent les textes les plus anciens, qui s’étonnent du pouvoir des uns, de la richesse des autres, de la célébrité d’autres encore.

Ces trois catégories ne sont pas exclusives et certains personnages appartiennent à au moins deux d’entre elles : Le pouvoir et la renommée se nourrissent l’une l’autre. Plus rarement sont-ils nourris par le savoir.

Par exemple, il arrive que de grands découvreurs, de grands savants, de grands artistes, deviennent très riches ou très puissants (ce fut le cas de Pablo Picasso, de Nikola Tesla ou de Bertrand Russel). Il arrive aussi que de grands artistes soient aussi des gens de spectacle (comme c’est le cas des très grands comédiens). Il arrive aussi, que des hommes ou femmes politiques ou des hommes d’affaires, aient été, ou soient encore, de grands savants (ce fut le cas de Chaïm Weismann ou Nicolas Tesla).  Il arrive enfin, que des gens de spectacle soient aussi des savants exceptionnels ou deviennent des hommes d’Etat (ce fut le cas de de Hedy Lamarr, grande actrice et grand savant, dont les découvertes sont à l’origine du GPS et du WIFI ; et de Vladimir Zemlinsky comédien devenu homme d’Etat). Enfin, quelques gens du spectacle sont devenus d’excellents hommes d’affaires (comme, très récemment, la famille Kardashian ou Taylor Swift).

Ces trois formes d’élite, (du savoir, du pouvoir, et de la renommée) sont d’une importance inégale. Les deuxième et troisième ne sont pas, en réalité, des élites, car presque toutes les fonctions qu’elles recouvrent peuvent être exercées par des gens sans talent vraiment particulier. Ils se trouvent simplement qu’elles donnent accès au pouvoir, par l’argent, la politique ou la notoriété ; ce qui suffit à transformer des gens ordinaires en personnages apparemment d’exception.

La dictature et le déclin s’annonce dans une société quand on y traite mieux les élites de l’argent, du pouvoir et de la renommée que celles du savoir.

Ce mépris à l’égard des élites du savoir peut s’insinuer par la façon dont on les dénigre socialement, dont on les rémunère chichement, dont on les dénonce comme parasite (les dictateurs n’aiment pas ceux qui cherchent ; ils tolèrent ceux qui trouvent, et encore, seulement quand cela leur est utile). Ce mépris se manifeste aussi par la survalorisation des autres élites, portées au pinacle et devenant des modèles sociaux. Il se manifeste enfin par le refus du savoir, considéré comme une simple opinion, qu’il s’agisse de l’astrophysique, de la climatologie, ou de la médecine. Il se termine par la désignation de ces élites comme des ennemis, parce qu’elles refusent de laisser tordre le réel, de le réinventer, et de désigner, des boucs émissaires comme cause de tous les problèmes.

Cette dévalorisation des élites du savoir est en marche depuis longtemps en Occident ; elle est encore masquée par les budgets pharamineux de certaines universités et les cérémonies de remises de Prix Nobel. Les uns et les autres sont en fait dérisoires au regard des moyens consacrés à la promotion des autres élites. Sans élite du savoir, la démocratie est moribonde, même si elle en conserve les apparences

En particulier, aux Etats-Unis, la machine à détruire les élites du savoir est en marche. Elles sont de moins en moins valorisées. Et même ceux qui pourraient espérer un jour en faire partie, tel qu’Elon Musk, préfèrent les mirages de l’argent, du pouvoir et de la renommée. La suite est écrite : un empire qui discrédite ses vraies élites est condamné à disparaitre.

Cela pourrait être une chance pour l’Europe ; si elle ne commet pas la même erreur, si elle glorifie ses savants et leur donnait les moyens de travailler, elle pourrait sortir en vainqueur de l’âge sombre qui commence.

j@attali.com

Gravure tirée de « La Ilustracion Artistica »