Un très célèbre humoriste et comédien britannique, Ricky Gervais, a demandé récemment à son public : « Si un visiteur venait vous voir depuis 2045, et si vous aviez le droit de lui poser une seule question, quelle serait-elle ? » Les réponses ont été très variées, évidemment ; beaucoup ont dit vouloir connaitre la date de leur propre mort, celle de leurs proches, d’une naissance, d’un succès professionnel. Je vous laisse imaginer la vôtre.
Peu ont répondu à ce qui m’est venu à l’esprit : « Quelles catastrophes évitables n’auront pas su être évitées entre 2024 et 2045 ? »
À partir de cette réponse, j’aurai tenté d’influer pour qu’elles n’aient pas lieu. Autrement dit, je ne me contenterai pas de prendre acte d’un futur inévitable, je ferai tout pour le changer. Et si ce visiteur venu du futur me répondait que je ne peux rien faire pour le changer, puisqu’il vient me voir une fois les événements survenus, je refuserai quand même de me contenter de me préparer à vivre stoïquement cet inévitable.
Cette question rejoint des millénaires de fatalisme, qu’on retrouve dans la plupart des religions et des mythologies, pour qui l’être humain ne peut pas échapper au destin que lui assigne un Dieu ou des divinités ; comme Œdipe sachant les crimes qu’il va commettre et tentant en vain d’y échapper. Même si, dans certaines cosmogonies, les dieux ne sont apparemment que des spectateurs des bêtises des humains, et que, dans d’autres, chacun peut influer sur la nature de ses réincarnations successives, l’humain ne s’est que très récemment évadé du carcan du déterminisme, du fatalisme et des injonctions de la grâce divine. C’est sans doute à partir de la grande révolution initiée par le judaïsme, poursuivie par le protestantisme puis par le Siècle des Lumières, que les hommes ont commencé à refuser que le destin soit choisi pour eux par d’autres, dieux ou humains.
Aujourd’hui, une nouvelle révolution se prépare : non seulement l’homme est en théorie libre d’agir à sa guise, dans la mesure de ses moyens, mais il peut aussi prédire ce qui l’attend, bien avant que cela ne lui arrive. Il pourra en particulier bientôt prédire les maladies dont il pourrait être atteint, bien avant le moindre symptôme, les crimes dont il pourrait être victime ou qu’il pourrait commettre, les œuvres qu’il pourrait produire s’il s’y prend bien.
Cette prédiction pourrait entrainer un retour au fatalisme ou, au contraire, à une liberté étendue :
D’une part, la science pourrait installer une dictature prédictive, poussant chacun à accepter une vie de résigné-réclamant, sous la forme la plus extrême. D’autre part, on peut au contraire y voir un moyen de conquête de nouvelles libertés : « Puisque je sais ce qui m’attend, il m’appartient de tout faire pour éviter le pire. »
Dans le premier cas, nous entrerions dans une société de résignation. Dans le second, dans une société de prévention. La première constituerait la forme ultime de la dictature, dans laquelle chacun se soumettrait à son sort parce qu’il lui est dicté. La seconde constituerait une forme nouvelle de démocratie, dans laquelle chacun agirait pour déjouer les pièges du futur.
Si cette capacité prédictive avait existé, par exemple, à partir de 2020, bien des catastrophes et des crimes auraient été évités ; bien des problèmes de santé auraient été résolus. Et la politique aurait été beaucoup plus sophistiquée : au lieu d’avancer dans le noir, elle aurait débattu des meilleures façons d’éviter le pire des prévisions et d’accélérer le meilleur.
Le malheur, pour les politiques, est que cette capacité prédictive a existé, même bien avant 2020. Et n’a pas été prise au sérieux : Sur bien des sujets, nous avons été très nombreux à alerter depuis des années :
En tenant compte de ces alertes, on aurait certainement pu éviter de laisser un département français ravagé par un ouragan, en construisant depuis des années en dur. On aurait pu empêcher la montée des partis extrêmes, avec beaucoup plus de justice fiscale, permettant de financer beaucoup plus de services publics. On aurait pu éviter le déclin industriel, en valorisant beaucoup plus le travail et en mettant le pays en économie de guerre. On aurait pu ne pas laisser l’Europe sans défense face à la Russie, en lançant depuis longtemps un financement européen des industries européennes de défense. On aurait pu éviter l’effondrement du niveau des jeunes Français en mathématiques en suivant depuis longtemps les modèles qui marchent, en Finlande et à Singapour. On aurait pu enrayer la croissance folle de la dette publique en respectant les règles qu’on s’est données et en refusant un « quoi qu’il en coute » démagogique, socialement injuste et mortifère.
Prévenir plutôt que subir. Telle devrait être l’obsession des hommes politiques ; au moins de ceux qui se rêvent hommes d’État.
Les Moires ( A Golden Thread, 1885)