La décision de Jeff Bezos de ne plus publier dans les pages opinion du Washington Post d’autres points de vue que ceux défendant la liberté économique absolue et la liberté totale d’expression, refusant ainsi désormais d’abriter dans son journal les voix de ceux qui parlent des victimes de ces libertés (en particulier ceux qui sont licenciés, ceux qui sont victimes des désordres climatiques, ceux qui sont victimes des diffamations) devrait convaincre les derniers sceptiques : que le grand journal démocrate des Etats-Unis, le phare de la liberté d’opinion, doive se coucher devant un maître et imposer une parole unique, au nom justement de la liberté de parole, ici ouvertement bafouée, apporte une preuve de plus que les Etats Unis sont en train d’évoluer à grande vitesse vers un régime totalitaire.
Ceux qui n’ont pas voulu entendre quand le Président Trump a dit que « puisqu’il veut sauver l’Amérique, rien de ce qu’il fait ne peut être illégal », qui n’ont pas réalisé qu’il est maintenant totalement à l’abri de toute poursuite judiciaire pour aucun de ses actes, qui ne veulent pas le croire quand il dit déjà qu’il fera volontiers un troisième mandat, pourraient enfin se résigner à l’admettre : les Etats-Unis sont en train de devenir une dictature. Et comme tout dictature, elle emploie les mots de la démocratie. Qui en Allemagne, pouvait, en 1933, être a priori contre un gouvernement à la fois « national » et « socialiste » ? Ce fut un gouvernement « nazi ». Et aujourd’hui, qui peut être contre un gouvernement qui fait de la liberté économique et politique son critère absolu de décision ? Double liberté ? Double dictature.
Car, on sait bien que la liberté économique, sans garde-fou, sans institution antitrust, sans contrôle de l’application des lois, ne sert que les plus puissants. Et ceux qui imposent cette soi-disant liberté s’apprêtent à piétiner toutes les réglementations qui assurent aux Etats-Unis un peu de liberté économique, sociale, sanitaire, éducative, aux plus pauvres, à éliminer tout ce qui pourrait encore protéger la liberté économique et sociale des générations futures, en annulant toutes les mesures réduisant la production et la consommation d’énergie fossile et en supprimant les moyens de réduire les inégalités scolaires. La liberté économique, aux Etats-Unis, demain, pourrait n’être plus que celle des plus riches, quelques hommes, qui se partageront les marchés publics, qui détiendront les clés des marchés financiers et boursiers et qui contrôleront les technologies d’avant-garde, en particulier les technologies de communications.
On sait bien aussi que, sans garde-fou, la liberté de parole ne sert qu’à ceux qui ont les moyens de la prendre, de l’orienter, de la sélectionner. On sait tres bien qu’en autorisant sans contrôle les fausses nouvelles, les diffamations, les mensonges, on détruit la crédibilité de la science, on désigne des boucs émissaires, on encourage les extrêmes les plus violents. Et là encore, la maîtrise des plus riches sur les moyens de communication fait de cette double liberté une caricature au service d’une propagande.
Oui, c’est bien au nom de la double liberté que pourrait s’installer bientôt une dictature. Peut-être n’ira-t-elle pas au bout. Peut-être que des Américains assez nombreux, hommes politiques, journalistes, écrivains, cinéastes, syndicalistes, chefs d’entreprises se lèveront pour l’empêcher. Car ils savent, eux, que c’est contraire à l’intérêt à long terme de leur pays et qu’une dictature se termine toujours mal, pour le dictateur, ses acolytes, et le peuple. Peut-être que l’Amérique, la grande Amérique, celle qu’on admire, retrouvera ses valeurs, sa raison d’être, pays d’accueil des migrants du monde entier, des savants de toutes les universités des réfugiés politiques échappés à toutes les dictatures. Peut-être même que les dirigeants américains actuels se rendront compte de la folie dans laquelle ils entraînent le monde, et eux avec.
Ce n’est pas certain. Après tout, et je le dis depuis longtemps, les Etats-Unis sont une des dernières grandes démocraties à ne pas avoir encore connu un épisode totalitaire. Il était donc presque inévitable que cela arrive à la moins une fois dans leur Histoire.
Les Européens peuvent encore se répéter, pour s’en convaincre, que les Etats-Unis sont nos alliés et qu’on va encore faire beaucoup de chemin ensemble. Ce n’est plus tout à fait vrai. Et le dire n’en fait pas une réalité. Comme quand celui qui, dans un couple, est quitté, refuse de le croire et fait comme s’il n’en était rien.
Les Européens doivent se projeter déjà dans l’hypothèse, non encore certaine, d’une Amérique totalitaire. Prendre conscience que l’Amérique va maintenant voter à l’ONU avec les dictatures. Que l’OTAN n’ait plus de mission, que le G7 a perdu sa raison d’être, eue le FMI et la Banque Mondiale ont perdu leur principal actionnaire ; que le G20 rassemble désormais plus de pays totalitaires que de démocraties. Que les Etats Unis ne défendront plus ni l’Europe, ni le Moyen-Orient, ni le Japon, ni aucune démocratie.
L’Europe est seule. Tragiquement seule. Elle doit se mettre au plus vite en économie de guerre. Elle doit se chercher d’autres alliés parmi les pays les plus raisonnables du monde et il y en a beaucoup. Elle doit soutenir les voix qui vont se lever en Amérique. Elle doit attirer au plus vite tous les talents qui pourraient ne plus imaginer travailler, enseigner, chercher dans un pays qui accordent toutes libertés à ceux qui pensent que la Terre est plate, que l’univers a été créé en sept jours et que le Président des Etats-Unis l’est à vie, jusqu’à ce que lui succède un de ses fils, qu’il n’a pas encore désigné.
C’est fou ? Bien moins que ce qui est arrivé aujourd’hui. Bien moins que ce qui arrivera sans doute demain. Ne pas se lamenter. Agir.