Même si je n’ai que très peu parlé de cinéma dans mes chroniques ici, (et qu’on m’attend peut-être d’avantage, en ce moment surtout, sur la géopolitique), je voudrais signaler, à la veille de la journée internationale des droits des femmes, un film que je considère comme un chef d’œuvre absolu : « Il reste encore demain », réalisé par une humoriste, journaliste et comédienne italienne, Paola Cortellesi, qui y joue aussi le rôle principal. Sorti en octobre 2023 en Italie, où il a connu un triomphe critique et populaire, au point qu’on envoya en masse les enfants des écoles le voir en salle.
Cette comédie dramatique, qui ne connut ensuite en France qu’un succès d’estime, avait tout pour échouer : un premier film, réalisé par une presque inconnue, sans acteur célèbre, tourné en noir et blanc, dont l’action se déroule à Rome en 1946, avec une intrigue d’une apparente banalité : l’éventuel mariage de la fille aînée d’un couple très modeste, avec le fils d’une famille voisine, à peine moins pauvre.
Et pourtant, j’insiste : ce film est un chef d’œuvre absolu, par sa facture, sa mise en scène, son scénario, le jeu des acteurs, et parce qu’il nous fait réfléchir d’une façon profonde à un des enjeux les plus importants qui soit, et d’une actualité très intense : les violences faites aux femmes.
Rarement, ce sujet n’aura été traité avec une telle force et une telle capacité de persuasion. Rarement, on aura pu voir la profondeur culturelle et politique de ce qu’il implique, dans tous les milieux, dans tous les pays.
On en sait l’importance : des centaines de milliers de femmes, au moins, meurent chaque année dans le monde de la violence des hommes ; elles sont assassinées partout, dans toutes les civilisations, dans tous les pays, même les plus avancées comme la France ou l’Italie, par leurs conjoints, leurs ex conjoints, leurs frères, leurs cousins, leurs collègues de travail, ou des inconnus. Bien plus encore d’entre elles sont blessées, meurtries dans leur corps et dans leur âme. Et des centaines de millions d’entre elles, sinon des milliards, sont privées de moyens d’apprendre, de vivre, de travailler, de s’exprimer. Dans de nombreux pays, et dans de très nombreuses cultures, dans d’innombrables familles, jusque dans les pays les plus développés, certaines sont traitées comme des esclaves, dès la prime enfance. Dans beaucoup d’endroits, on les marie à l’âge de six ans. On leur interdit d’aller à l’école. On ne le permet pas de se vêtir comme elles le veulent. Toute l’humanité souffre de ces crimes monstrueux. Toute l’humanité y perd ce que pourraient exprimer des milliards de talents.
Et pourtant, en ce moment même, aux Etats-Unis et ailleurs, leur combat est discrédité, négligé, moqué. On vante le retour de la « masculinité » ; et on va même, comme Mark Zuckerberg, qui n’est pourtant pas le pire, jusqu’à réclamer : « Il faut plus d’énergie masculine ».
Si on n’y prend pas garde, si on ne se souvient pas de la profondeur de ce mal, de son ancienneté, de la façon dont il irrigue toutes les sociétés, on risque de revenir en arrière, après quelque fragiles avancées depuis quelques années.
C’est ce que fait ce film, sans concession, qui inscrit la violence faite aux femmes dans le contexte des valeurs de la société italienne, qui n’est ni pire ni meilleure qu’une autre. Il le fait avec les armes du grand cinéma transalpin (qui, lui, pourtant, n’en parla presque pas, malgré quelques films notoires). Et on retrouve ici les images, la profondeur dramatique, l’intensité des dialogues, le rythme des chefs d’œuvre de l’immédiat après-guerre en Italie, dont mes préférés sont le Voleur de Bicyclette et Miracle à Milan de Vittorio de Sica.
Ce film traite aussi d’un autre enjeu majeur, qui n’est pas sans lien avec l’autre : le combat fondamental des femmes pour obtenir leurs droits politiques, et en particulier le droit de vote, que les Italiennes, comme les Françaises, n’obtinrent qu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et dont sont encore privés, de facto, des centaines de millions de femmes en Afghanistan, en Iran, au Pakistan, dans une large partie de la République démocratique du Congo et dans bien d’autres pays.
Il y a bien d’autres dimensions magnifiques dans ce film, comme cette amitié improbable entre une mère de famille italienne, vivant dans la misère et un noir américain, soldat de l’armée d’occupation, représentant l’un et l’autre des minorités opprimées par des hommes blancs.
Je pourrais aussi parler de la musique, la prise de vue, l’éclairage, les dialogues, le jeu des comédiens, le choix des figurants, le point de vue choisi à chaque instant. Et, plus encore, et peut être surtout, de la façon dont la metteuse en scène prend le spectateur par la main, ne le lâche pas depuis la première image, et le berne, lui faisant croire, jusqu’à l’ultime minute, que l’intrigue est ce qu’elle n’est pas. Au point qu’à peine le film terminé, on a envie de le revoir pour comprendre comment on a pu ne pas comprendre ce qui était vraiment en jeu.
Voyez ce film. Cherchez en quoi il vous concerne. Cherchez à comprendre pourquoi, comme moi, vous vous serez laissé berner. Et parlez-en autour de vous ; c’est un petit geste, que chacun de nous peut faire, pour défendre la démocratie aujourd’hui si menacée.