Rien n’est plus important aujourd’hui que de créer une Europe de la défense à marche forcée.  Il faudra pour cela aux Européens une autonomie totale dans ses moyens de sécurité, avec beaucoup plus d’armements, conçus et construits en Europe ; et avec une coordination absolue des stratégies nationales.

Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à tout le reste. Tout au contraire : l’économie de guerre implique d’accélérer toutes les réformes nécessaires, si on ne veut pas avoir, après-demain, à dépenser beaucoup plus encore pour se défendre, sur d’autres fronts.

Il faut en particulier accélérer la transition climatique, source potentielle de grande violence ; et pour cela, il faut organiser à marche forcée la transition de l’économie de la mort (tout ce qui utilise des énergies fossiles et la nourriture industrielle) vers l’économie de la vie (dont font partie les secteurs de la sécurité et de la défense).

Il faut aussi prendre acte du changement géopolitique actuel et en tirer les conséquences : Face à l’abandon américain, qui couvait depuis longtemps, l’Union européenne doit chercher de nouveaux alliés et de nouveaux partenaires ; elle doit d’abord renforcer ses liens avec toutes les autres démocraties du monde ; en Europe (la Grande-Bretagne et l’Ukraine) en Asie (Japon, Corée, Inde, Indonésie, Philippines), en Océanie (Australie et Nouvelle-Zélande), en Amérique du Nord (le Canada), centrale (Mexique) et du Sud (Brésil et bien d’autres). Elle doit aussi tisser des liens de plus en plus intenses avec le Moyen-Orient, qui rassemble d’immenses puissances en devenir.

Enfin et surtout, l’Europe doit se tourner vers l’Afrique. Qu’on y réfléchisse. L’Afrique, c’est aujourd’hui trois fois la population de l’Union européenne.  En 2040, on y trouvera la plus grande population active mondiale ; en 2050, le continent comptera 2,5 milliards d’habitants ; et, à la fin du siècle, y vivront, au rythme actuel, 3,8 milliards de personnes, dont 500 millions dans une seule mégalopole, qui ira de Lagos à Abidjan.

Pas besoin de beaucoup d’efforts pour comprendre ce qui adviendra dans ces pays, au moment où des migrations rurales immenses transformeront de très nombreuses villes en mégalopoles de plus de dix millions de personnes, sur des côtes de plus en plus menacées par les conséquences du réchauffement climatique. Et pour évaluer les menaces nouvelles qui pèseraient alors sur l’Europe, si elle devait faire face à un continent en chaos.

Il est donc urgent pour les Européens de ne pas laisser la Chine, la Russie et l’Iran combler le vide laissé par la suppression progressive de l’aide américaine, par leur retrait de l’OMS et par les droits de douane qu’ils viennent d’imposer sur l’acier et l’aluminium (qui pénalisent en particulier l’Afrique du Sud, le Nigeria et l’Égypte).Pékin (qui contrôle déjà plus de 100 ports africains) va tenter d’en profiter, même si la Chine a lamentablement échoué au Kenya, avec l’abandon du chemin de fer Mombasa-Nairobi.  Moscou, malgré la guerre en Ukraine, a entrepris d’étendre son influence au Niger, en Centrafrique et en Libye.  L’Iran renforce ses liens avec la junte nigérienne pour l’uranium et fournit des drones aux forces soudanaises, tandis qu’Abu Dhabi s’aligne sur la Russie au Soudan. Si on laisse faire, tout cela ouvrira un jour un nouveau front pour l’Europe, en Afrique.

Pour l’éviter, l’Europe devra oser afficher une politique audacieuse, avec l’appui de ses nouveaux partenaires géopolitiques, nommés plus haut :

  1. Offrir à l’Afrique un cadre commercial plus juste, un appui à la règle de droit, des transferts de technologies et un soutien à son industrialisation. Ce que cela nous coutera en aide au développement sera vite remboursé par les échanges commerciaux qui en découleront.
  2. Aider à améliorer massivement la productivité agricole de ces pays, pour éviter les famines qui s’annoncent et ralentir les migrations rurales et internationales.
  3. Développer les infrastructures de transport et le commerce entre pays africains : seulement 17 % des exportations du continent sont aujourd’hui intra-africaines. Un tel développement sera aussi essentiel pour lutter contre la tentation de l’exil.
  4. Mettre en place, en coopération avec des acteurs africains, des hôpitaux et des universités, et de grands moyens pour former et soigner à distance, avec l’IA, des centaines de millions, sinon des milliards, de gens qui, autrement, n’auront accès ni à l’éducation ni aux soins de base, ce qui les poussera dans les bras de mouvements radicaux.
  5. Promouvoir, en partenariat entre des entreprises africaines et européennes, un grand programme de construction de nouvelles villes à distance des côtes, comme certains pays commencent à l’envisager, en prévision de la montée du niveau des océans.
  6. Développer un grand couloir transportant matières premières, énergies, données et hydrogène, entre les pays africains, et reliant l’Afrique à l’Europe ; d’abord à partir du Maroc, puis à partir d’autres pays du Maghreb, quand ce sera possible.
  7. Aider à mettre en place un grand programme de coopération entre les diasporas africaines en Europe et leurs pays d’origine. Tout le monde a à y gagner.

Tout cela peut paraitre hors de portée. Cela ne l’est pas. Et c’est vital pour l’Europe. En particulier pour sa défense.

Assumons cette évidence : l’économie de guerre ne doit pas se financer par des économies sur la transition écologique ni sur la coopération avec les pays du Sud. Sinon, ces pays deviendront des bombes à retardement contre nous. Et nous n’aurons pas les moyens d’une défense sur tous ces fronts. La coopération avec le Sud fait partie de notre défense. Rien n’est donc plus justifié ici que ce que je nomme l’altruisme intéressé : nous avons un intérêt vital à être altruiste.