A quoi sert-il de parler des « racines » d’un pays, comme le fait le Président de la république et toute la droite, sinon à donner, implicitement ou explicitement, à ceux qui s’y rattachent un droit de propriété sur le pays, ou au moins une priorité sur les autres ? En particulier, parler de racines chrétiennes voudrait-il dire qu’il convient de donner aux chrétiens la propriété de la France ou au moins une priorité sur les autres citoyens ? Mais quelle priorité ? Et si un chrétien devient athée ou musulman ou bouddhiste, perdrait il ces privilèges ? Absurde.
D’abord, quand commencent les racines de la France ? Au paléolithique, quand on identifie les premières populations sur le territoire de ce qui devint ensuite la France ? En 481, quand un roi Franc, Clovis, la conquiert ? Ou encore en 1190 quand la France prend ce nom ?
Ensuite, de quels peuples sont issus les Français d’aujourd’hui ? Toute cette page ne suffirait pas à nommer les Vandales, les Burgondes, des Alains, les Suèves, les Bituriges, les Arvernes, les Eduens, les Ambarres, les Carnutes et les autres Aulerques qui y ont fait souche. Sans compter, plus tard, des Normands, des Anglais, et tant d’autres.
Enfin, quelles religions se sont succédé sur son territoire ? Là encore, il faudrait des pages pour nommer les innombrables variantes de religions celtes, gauloises, grecques, romaines, juives, qui se sont succédé ou ont cohabité sur notre territoire avant l’arrivée des innombrables variantes du christianisme. Et même, dans certaines parties de la France d’aujourd’hui, connues alors sous le nom de Septimanie, des musulmans y ont fait souche au 8ème siècle, avant que la chrétienté n’y soit vraiment dominante. Et si les premiers rois de ce qui devient bien plus tard la France ont choisi, au 5ème siècle, de devenir chrétiens, l’héritage d’un pays laïc ne se réduit pas à la religion d’un roi (qui a d’ailleurs choisi de devenir chrétien après 15 ans de règne, surtout pour des raisons politiques, soucieux de l’alliance avec la puissante famille de sa deuxième épouse, Clotilde).
Ceci n’est pas propre à la France : si on cherchait les racines d’autres pays, on aurait les mêmes surprises : l’Angleterre porte le nom d’un peuple allemand ; l’Allemagne porte le nom de trois peuples différents, suivant la langue dans laquelle on la nomme ; la Russie porte un nom qui désigne un peuple qu’on nomme ailleurs les Vikings.
Il ne faut donc pas jouer avec les mots : la droite ne nous parle des racines que pour nous dire qu’elle refuse les fruits.
Cela ne veut pas dire, évidemment, qu’il faut rejeter l’héritage chrétien, immense. Ou plutôt de l’héritage catholique. Car la présence, dominante, de l’église catholique, du 10ème au 18ème siècle, en France, fille ainée de l’Eglise, a façonné une grande partie des valeurs de ce pays, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur, en lui inculquant des idéaux de grandeur et de charité. Pour le pire, en y imposant une intolérance qui en chassa juifs et protestants, et freina le développement intellectuel, scientifique et économique du pays. Rien ne me dit plus de la tristesse de cet héritage que la révocation de l’Edit de Nantes ; rien ne m’en dit plus la grandeur qu’une aube de printemps dans la basilique de Vézelay.
Mais mettre en avant, comme le fait la droite aujourd’hui, l’héritage chrétien du pays, comme mesure de l’identité du pays, c’est exclure ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette foi. Et même exclure ceux qui, chrétiens, ne veulent pas confondre leur foi et leur citoyenneté. C’est d’abord une petite manœuvre pour exclure les musulmans. C’est aussi une dérisoire manœuvre pour minimiser le formidable héritage des Lumières, qui commencent d’ailleurs en France au 12ème siècle, avec l’arrivée, par des traducteurs juifs, de textes musulmans porteurs de la pensée grecque.
C’est de tout cela qu’il faut être fier. C’est cela qui fait la grandeur de ce pays.
Une culture, une religion, une nation, ne peut survivre si elle se préoccupe d’exclure plutôt que de séduire. Sa légitimité ne doit pas se limiter à revendiquer une place dans l’Histoire ; elle doit aussi chercher à se faire une place dans l’avenir.
Aussi, au lieu de débattre de l’héritage laissé par une religion, on devrait plutôt parler de la façon dont la civilisation de notre pays (nourrie, entre autres, du fait religieux), pourra répondre aux grandes questions de l’avenir et attirer ceux qui le construiront.