Avec la déclaration conjointe des présidents américains et français, et du premier ministre britannique, les opérations militaires en Lybie semblent, sans que les Parlements de ces trois pays en aient débattu, entrer dans une nouvelle phase : il ne s’agit plus de protéger la vie de civils menacés, comme le demandait la résolution numéro 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU, mais de se débarrasser de Kadhafi. Cette stratégie, réaffirmée à Doha par les chefs d’Etat de la coalition, ne semble pourtant pas faire l’unanimité : les dirigeants de l’Inde, du Brésil, de Chine, de Russie et d’Afrique du Sud, réunis à Sanya en Chine (dans une réunion historique, parce qu’elle constitue la première manifestation d’une volonté stratégique cohérente de ces cinq pays représentant la moitié de la population de la planète) s’y sont fermement opposés. Et même les ministres des Affaires Etrangères des pays de l’Otan, réunis à Berlin, sont restés réticents. Les Américains eux-mêmes ne sont semblent pas enthousiastes et ont retiré la cinquantaine de chasseurs-bombardiers qui étaient en opération ; peu de pays se précipitent pour les remplacer. Seuls Paris et Londres prônent vraiment l’intensification des opérations aériennes.
A supposer même qu’on arrive à les poursuivre, elles ne suffiront pas : sans une action au sol, il est peu vraisemblable que les révoltés puissent renverser Kadhafi, ni même sauvegarder la fragile indépendance de la région de Bengazi. De fait, le Conseil national de transition, organe de commandement des révoltés, demande que la coalition lui fournisse des armes, pour mener leurs combats au sol ; certains Etats, plus ou moins discrètement, s’y sont déjà engagés. On peut le comprendre : c’est dans la logique de l’action engagée, au grand dam des responsables des budgets, sous les pressions conjuguées de journalistes, de diplomates, de militaires et de marchands d’armes.
C’est oublier les leçons du passé : en Afghanistan, les armes fournies par Washington aux talibans pour les aider dans leur combat contre Moscou ont été retournées contre les Américains dès les troupes soviétiques vaincues. Déjà, on voit accourir en Lybie, des deux cotés, des combattants volontaires, dont le seul intérêt est justement de se procurer des armes et de s’aguerrir pour d’autres luttes.
Cet engrenage n’est pas propre à la Lybie. On retrouve cela dans d’autres pays. Par exemple, en Cote d’Ivoire, où les armes distribuées aux combattants des deux camps vont maintenant se perdre dans la nature et se retrouver dans les mains les plus diverses, en particulier dans celles des groupes de l’AQMI, en Mauritanie, au Mali, au Tchad, ou ailleurs. On le retrouvera aussi partout où des peuples ne réussiront pas à se libérer seuls d’un dictateur.
Plus généralement, quand le dentifrice est sorti du tube, il est impossible de l’y faire rentrer. Il ne faut donc surtout pas armer des groupes incertains. Mais comme on ne peut évidemment pas espérer gagner cette guerre simplement avec des frappes aériennes, ni s’arrêter de le faire pour se résoudre à revenir ultérieurement bombarder les forces de Kadhafi dès qu’elles reprendront du terrain, il faudrait, en toute logique, envoyer des troupes occidentales au sol, pour gagner cette bataille. Impossible ? Evidemment ! Il n’y a pas de solution ? Non, il n’y en a pas. Et on aurait du y penser avant.