En survolant cette semaine l’île que se partagent Haïti et la République dominicaine, je pensais à cette réplique de Bubble, le pathétique dealer des bas fonds de Baltimore, découvrant le quartier aisé de la même ville, où vivent l’ex-femme et les enfants du policier dont il est l’indic, dans le quatrième épisode de la première saison d’une de mes séries américaines préférées, the Wire : « Je ne savais pas que la frontière était si fine entre le paradis et l’enfer ».
Car, si Saint Domingue n’est pas tout à fait le Paradis, rien n’est plus près de l’enfer qu’Haïti, l’oubliée des médias, moins de deux ans après le tremblement de terre qui a fait de plus de 200 000 morts, laissé plus de 1,5 millions de personnes sans-abri, avec plus de 10 millions de mètres cubes de débris pour des dégâts chiffrés à près de 11,5 milliards de dollars.
Certes, le monde entier s’est alors mobilisé et a promis 10 Mds $ de dons, dont une commission, présidée par Bill Clinton, devait garantir le meilleur usage. Plus de 20 000 étrangers, représentant plus de 10 000 ONG étrangères, aux origines, et mandats divers, ont accouru. En apparence, avec un certain succès : la croissance économique est estimée à près de 9%.
Mais, en réalité, c’est, une fois de plus, un marché sans état de droit et le chaos reste total, dans l’indifférence quasi-générale.
D’abord, l’Etat haïtien, déjà dramatiquement faible, ne s’est pas relevé du coup porté. Un nouveau Président, Michel Martelly n’a pu nommer son Premier Ministre que la semaine dernière, soit six mois après sa prise de fonction. De plus, sur les 10 Mds promis, seulement 2 ont été versés, soit moins de la moitié que ce qui était prévu pour la première année ; et encore, moins de 6% de cette somme a été versée au gouvernement haïtien, le reste restant entre les mains des ONG, beaucoup trop nombreuses (dans certains secteurs, plus de 200 ONG font la même chose) et très peu transparentes (sur les 196 ONG américaines présentes, ayant collecté 1,4 Mds$, seules 38 ont accepté de rendre public leurs comptes et seules 5 ont accepté de dévoiler combien leur rapporte en intérêt le placement des dons reçus et non dépensés).
Résultat, l’enfer est toujours là : 4,5 millions d’haïtiens, soit la moitié de la population du pays, ne mangent pas à leur faim ; 800 000 sont en situation critique et 200 000 en état de famine ; l’eau potable manque ; le choléra est toujours là ; plus de 600 000 personnes vivent encore sous des abris précaires, répartis dans 894 camps ; la moitié des gravats n’a pas été déblayée ; les ports, les centrales électriques, les écoles n’ont pas été reconstruits; l’Etat de droit reste un désastre : la police nationale n’a toujours pas été reconstituée ; les trafiquants de drogue ont le champ libre.
Il est urgent, là comme ailleurs, de redonner une priorité à la mise en place de l’état de droit, au développement de l’agriculture, des sources d’énergie, de la formation et des microentreprises, conditions nécessaires au retour des investissements étrangers.
Il est urgent aussi, pour le suivi des grandes catastrophes comme sur tant d’autres sujets, d’organiser la gouvernance mondiale : prévoir des mesures contraignantes pour que les promesses de dons des gouvernements soient tenues, pour que l’action des ONG en charge de l’urgence soit coordonnée et pour qu’elles laissent au plus vite la place à d’autres, en charge du développement.
Naturellement, de tout cela, presque personne ne parle. En attendant la prochaine tragédie.