Introduction

Les forces conjointes du marché globalisé, des réseaux et d’une opinion ingouvernable rendraient les chefs d’États largement impuissants, d’autant que l’accélération de l’histoire rend l’avenir illisible. C’est pourtant vers les hommes politiques que l’on se tourne pour relancer l’économie, anticiper les menaces terroristes, édicter des règles en matière d’écologie… Dans quelle mesure les hommes politiques détiennent-ils encore quelque pouvoir ? Jean-Claude Monod vient de publier Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? (Seuil, 2012) où il interroge les qualités nécessaires à un chef d’État pour que la démocratie échappe aux logiques de la bureaucratie et des marchés. Ex-conseiller spécial de François Mitterrand et familier des coulisses du pouvoir, Jacques Attali n’a de cesse aujourd’hui, dans sa Brève histoire de l’avenir (Fayard, 2006) comme dans Demain, qui gouvernera le monde ? (Fayard, 2011) de rappeler que non seulement « il n’y a pas de pilote dans l’avion », mais que c’est même la cabine de pilotage qui fait défaut. Tous deux posent ici les enjeux majeurs qui nous attendent.

Dialogue

Jacques Attali : Aujourd’hui, le marché est global et la démocratie essentiellement nationale. En l’absence de règles de droit international, le marché l’emporte donc de plus en plus sur le pouvoir politique. Si bien que nous allons à terme vers un grand chaos planétaire, évitable encore pourvu que l’on mette en place une gouvernance globale et d’autres plus spécifiques (énergie, environnement, etc.). Les politiques, dans ce cadre-là, ont-ils encore du pouvoir ? Oui. Beaucoup de pouvoir même, s’ils peuvent l’exercer assez longtemps. C’est le cas, dans nos démocraties, des élus à long terme. Un maire, souvent reconduit de nombreuses fois, peut influer sur le destin d’une commune. Devenu ministre, il perd tout réel pouvoir… Un président de la République, lui, en a de moins en moins. Il faudrait donner plus de temps aux politiques.

Désormais, ajouterai-je, le pouvoir peut surtout s’exercer dans des moments intersticiels, de crise, lorsque surviennent des opportunités de bifurcations majeures : si Gorbatchev n’avait pas dirigé l’URSS, elle existerait peut-être encore ; sans Mitterrand et Kohl, nous n’aurions sans doute pas l’euro. Reste que ce pouvoir interstitiel se réduit. En raison de la force du marché légal, mais aussi de celle, grandissante, du marché illégal, criminel.

Jean-Claude Monod : Nous sommes tout de même aujourd’hui dans le paradoxe d’une puissance impuissante. Le philosophe allemand Hans Blumenberg [1920-1996] l’avait noté dès la fin des années 1960 : les États disposent actuellement de moyens de répression et de destruction massifs, les chefs d’État peuvent encore parfois décider de mener des guerres (même sous la forme plus diffuse de la « guerre contre le terrorisme »). En revanche, sous l’effet de décennies de néolibéralisme, les États se sont mis au service d’un affaiblissement de leur propre puissance d’orientation de l’économie, l’autorégulation du marché et la « concurrence non faussée » ayant été érigées en dogmes.

Que les crises soient des moments où le pouvoir politique peut se manifester, d’accord, mais ne vivons-nous pas une crise quasi structurelle du capitalisme dérégulé ? On voit qu’il y a une attente européenne pour un autre horizon que le remboursement de la dette, la satisfaction des marchés et l’austérité, pour une puissance publique qui ne sacrifie pas la jeunesse et les conditions d’une homogénéité sociale minimale. Si elle n’assure plus ce tissu social, la démocratie n’est plus qu’une procédure électorale et la garantie de droits. Elle perd son assise populaire.

Comment redonner du crédit aux politiques ? Faire en sorte qu’ils puissent proposer des choix de gouvernement assez lisibles ? Cela passerait-il par un certain volontarisme économique ? Prenez l’affaire Florange : je trouve intéressant en soi, dans un contexte marqué par un discours de l’impuissance, qu’on puisse remettre en jeu une notion aussi disqualifiée que celle de nationalisation et qu’il y ait là l’exemple d’un effort pour recouvrer des instruments de puissance publique. Tout se passe comme si, arrivés à la fin d’un cycle, nous étions obligés de réinventer ces instruments-là.

J. A. : Avec le mécanisme européen de stabilité, les Européens ont inventé un instrument complexe de nationalisation européenne, « d’euronationalisation », alimenté par l’argent public. Il a vocation à acheter du capital des banques. Ce sera l’un des seuls niveaux où la nationalisation aura du sens. Plus généralement, l’Europe ne sera jamais l’Europe si elle ne dispose pas d’un pouvoir politique fort et démocratique. Cela signifie moins d’échelons intermédiaires à l’exercice de ce pouvoir-là.

Hélas ! la difficulté des politiques à franchir le pas fédéral fait qu’ils laissent le pouvoir européen aux banques centrales. Témoins de cette démission, le pouvoir des hautes autorités, des commissions consultatives, contre l’avis desquelles aucun politique n’ose décider. Si les Européens ne peuvent s’organiser pour créer un état de droit commun, comment espérer que le monde le fasse un jour ?

J.-C. M. : Sur une éventuelle gouvernance planétaire, on a le sentiment que ça se doublerait toujours d’une certaine dépossession démocratique. Comment concilier cela avec l’exigence de contrôle par les peuples de leur sort ?

J. A. : On a assisté à la montée d’une immense demande démocratique planétaire. Elle contient deux demandes de liberté antagoniques : celle, politique, de la démocratie, et celle, économique, du marché. Mais le marché, s’il est global, tue la démocratie, et la démocratie, si elle est nationale, tue le marché, en le fermant.

J.-C. M. : Certains considèrent qu’avec Internet, on assisterait à la naissance de nouveaux modes de participation démocratique. Certes les réseaux sociaux peuvent constituer des contre-pouvoirs, dénoncer des violations des droits de l’homme, la corruption d’États dictatoriaux ou les mensonges de multinationales… mais la démocratie ne se résume pas à la transparence, et tout cela me semble d’un autre ordre que la vieille idée rousseauiste de volonté générale et de capacité d’action collective d’un peuple en tant que peuple, qui implique une prise en charge de la « chose publique », des choix concernant la répartition des richesses, les services publics, etc. C’est là que s’accroît un sentiment de dépossession démocratique, par rapport à une rationalité économique, présentée sous forme de nécessité. Quand l’ex-Premier ministre grec Georges Papandréou a émis l’idée d’organiser un référendum dans son pays sur les contreparties drastiques au plan d’aide de l’Europe, cela a fait scandale, comme si consulter son peuple était un facteur de perturbation insupportable par rapport à une rationalité économique « indiscutable »…

J. A. : On se méprendrait si on pensait que les nouvelles technologies sont autre chose que des outils. Elles sont un formidable instrument de liberté et aussi une menace contre la démocratie quand on voit l’usage que peuvent en faire aux États-Unis les candidats pour influer sur le jeu politique. Mais dire que Twitter et Facebook ont contribué au printemps arabe, c’est ridicule ! Ce qui a permis ce mouvement, c’est qu’à un moment, pour une raison complexe qui tient à la démographie et à des tas d’autres choses, les gens n’ont plus eu peur. Et c’est la peur d’un peuple, et son courage, rationnel ou irrationnel, qui crée le mouvement démocratique. Les hommes, dans la vie collective comme dans leur vie privée, ne décident que par la peur.

Quant à la démocratie, elle relève aujourd’hui avant tout d’un bricolage institutionnel dont il faut accepter la modestie. Si l’on veut que l’Europe influe sur l’Histoire, je plaiderai pour un bricolage important : d’une part un Parlement à vingt-huit États (avec vocation à en compter quarante) siégeant à Bruxelles, qui établit des règles sur la composition du chocolat et autres « grands principes ». Et, d’autre part, un Parlement siégeant à Strasbourg, qui regroupe les élus de l’Eurozone (dix-sept pays) pour se transformer en une Constituante capable de créer un vrai pouvoir politique. Alors, qui peut décider de cela ? Provoquer l’étincelle ?

J.-C. M. : L’orientation néolibérale de l’Europe actuelle fait craindre qu’une Constitution et un pouvoir politique européens rendent impossible pour les nations une autre politique que celle qui érige la « concurrence libre et non faussée » en dogme, qui interdit les déficits publics et libéralise ce qui peut l’être… On voit une certaine inflexion, notamment dans l’action de la Banque centrale européenne, mais je doute qu’un bricolage institutionnel produise une réelle réorientation de la politique européenne dans une direction autre que l’austérité.

J. A. : Ce bricolage institutionnel n’est pas incompatible avec une vision qui fait de l’homme politique un homme d’État. Les Français, les Allemands, les Italiens peuvent se mettre d’accord en trois jours pour faire du Parlement européen à dix-sept une Constituante ! Si aujourd’hui Hollande, Merkel et deux ou trois autres veulent faire une Europe fédérale, ils le peuvent. Ça viendra… après les élections allemandes. Moins par une volonté lucide que face à un risque de rupture.

J.-C. M. : Dans Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? je m’intéresse à la question de la personnalité et du charisme d’un chef d’État. Le charisme, et A FORTIORI la notion de « chef », ont certes été captés par des forces autoritaires au XXe siècle, mais j’essaie de montrer qu’il y a une autre tradition, recouverte et un peu oubliée, qui considère (avec Max Weber) que la politique est une forme d’action personnalisée et qu’un homme (ou une femme) peuvent porter les revendications des dominés, faire valoir des intérêts méprisés, là où une démocratie « acéphale » risque de laisser le champ aux puissances impersonnelles du marché et de l’administration. Ces qualités de personnalité et de charisme démocratique et progressif se sont manifestées chez Obama en 2008 ou chez Lula. Ces dirigeants, par leur itinéraire et une certaine expérience de l’injustice ou de l’inégalité, ont apporté un souffle démocratique, un souci des catégories situées en bas de l’échelle sociale, et cela s’est traduit (certes insuffisamment) par la mise en place d’une assurance santé ou par une politique de réduction de la grande pauvreté.

Le charisme démocratique se différencie ici de toute posture de « Père » ou de « Maître » reposant sur l’idée d’une différence de nature entre gouvernants et gouvernés. Il garde de la vision hégélienne du « grand homme » l’idée que celui-ci doit « incarner un principe », mais il s’en distingue en évitant de se croire seul détenteur de l’Universel. Le dirigeant démocratique est toujours sous la loi et n’est que le détenteur provisoire d’un pouvoir limité par d’autres pouvoirs.

Pour ce qui touche la question d’une gouvernance mondiale, la position hégélienne du « grand homme » me paraît intenable. On ira forcément vers des niveaux de pluralités et d’unions très diverses, plutôt sur le modèle kantien de la « confédération mondiale de Républiques » que sur celui de « l’État mondial » fantasmé par Kojève.

J. A. : Hegel est l’un des maillons d’une série de penseurs évoquant l’idée d’une humanité rassemblée. Cette idée s’imposera. L’utopie philosophique nourrira un bricolage institutionnel. On ne peut pas rester dans un monde sans pilote, ni même sans cabine de pilotage. Le marché est lui-même une machine sans cabine de pilotage, un cerveau vide… disons un Golem ! Comment construire un État de droit sans gouvernement ? Il faudra d’abord un gouvernement du monde bien avant un gouvernement mondial. Le premier est d’une grande actualité pour éviter de basculer vers la victoire des mafias. Il faut donc créer une sorte d’entrelacs de règles internationales plus ou moins fortes, et j’espère qu’elles le seront assez pour l’emporter ! La SDN, l’ONU ne sont venues qu’après les catastrophes. Sachons intervenir avant pour éviter, avec un État de droit international, une guerre mondiale à venir. Non plus entre nations. Mais entre tous et tous. Pour l’énergie, l’eau, les ressources…

Existe-t-il des modèles pour ce bricolage institutionnel planétaire ? La Confédération helvétique constitue le seul exemple d’une nation qui s’est construite du bas vers le haut. Mais cela a pris quatre siècles. Alors que l’Europe, si elle doit se faire, doit l’être en quelques décennies. Cela suppose une vision, du courage (accepter d’être impopulaire) et du talent technique. Y compris sur le plan économique et financier : là, il est indispensable que les chefs d’État comprennent les règles du jeu, quitte à s’en affranchir. L’art de la négociation fait partie de ce talent technique nécessaire à la réalisation d’une vision.

J.-C. M. : On assiste surtout à une succession de négociations dans l’urgence sur des dossiers imposés par l’actualité. Et le fait d’être soumis à des dossiers dont les paramètres sont complexes donne une impression de manque de profondeur historique. La temporalité politique actuelle nuit à la perception d’une action politique continue. Il faudrait que les gouvernants aient l’œil moins rivé sur les variations de l’opinion, fassent preuve d’une certaine résolution et assument le fait d’être provisoirement impopulaires. C’est par là que s’affirment aussi le charisme de conviction et la noblesse de la politique, comme lorsque le candidat Mitterrand avait assumé le projet d’abolir la peine de mort bien que la majorité de l’opinion ne fût pas sur cette position.

J. A. : La difficulté pour le dirigeant, dans nos démocraties avancées, c’est la crainte, justifiée, d’une dislocation de la nation et de toutes les solidarités. Les Français s’intéressent à leur sort comme Français, mais deviennent de plus en plus indifférents à la France. Cela amène les hommes politiques à ne pas tout dire, par crainte de créer des antagonismes, et à s’en tenir à deux principes détestables : premièrement, on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment ; deuxièment, il n’y a pas de problèmes qu’une absence de solution ne finisse par résoudre.

J.-C. M. : Là, on est au bord du cynisme… Et Obama le notait dans son premier discours d’investiture : ce que les cyniques ne peuvent comprendre, c’est que la terre s’est dérobée sous leurs pieds.

J. A. : Le cynisme est-il forcément un défaut ? Selon l’étymologie grecque, le cynisme, c’est la lucidité… Je ne partage pas cette attitude, mais elle existe chez les politiques. Pour moi, au contraire, le véritable chef d’État est celui qui, à un moment donné et choisi, entraîne le peuple. L’homme politique a encore énormément de moyens, davantage même avec les nouvelles technologies. Le problème, c’est de les inscrire dans un projet démocratiquement recevable.

Voyez l’Italie, pays hyperendetté et réputé ingouvernable. Là aussi, on est arrivé à une sorte de paroxysme qui n’aurait pas été possible dix ans plus tôt, parce que l’Italie n’avait pas encore la nausée d’elle-même. Mario Monti a échafaudé la remise en ordre des comptes financiers, mais aussi la mise en place d’un État de droit, la lutte contre la fraude fiscale, avec l’ambition de redonner un statut à son pays… Le propre de l’homme d’État, c’est, dans ces moments de paroxysme, de parvenir à créer une alchimie, que le peuple accepte, autour d’une vision. C’est ainsi qu’on peut échapper au destin.

J.-C. M. : Monti, c’est un exemple un peu paradoxal. Il a certes été désigné par une procédure légale, mais pas par une élection populaire. Il représente une certaine vertu publique en contraste avec Berlusconi, mais c’est un ancien de Goldman Sachs. La potion amère de réduction des dépenses de l’État paraît imposée par les marchés. Si on cherche des exemples de volonté politique qui émanerait davantage de demandes populaires, il faudrait peut-être les chercher ailleurs. Notre choix n’est pas qu’entre la technocratie, qui ne jure que par la réduction des dépenses publiques, et la démagogie, qui flatte les égoïsmes. Il faut favoriser l’émergence de personnalités politiques qui travaillent à servir le commun et non elles-mêmes, et surtout qui puissent relayer le souci d’une meilleure répartition des richesses, d’une taxation de l’économie spéculative qui permette le développement du « commun ».

Pour donner un exemple de mesure qui exprimerait, à mon sens, une demande populaire, il suffit de voir la réprobation morale face à « l’évasion fiscale » de certaines fortunes : cela ne pourrait-il conduire à adopter, en Europe, une mesure prise aux États-Unis, laquelle veut qu’au-delà d’un certain revenu, on taxe aussi les nationaux résidant à l’étranger ?