PRÈS de la moitié des enfants qui naîtront en France cette année seront encore vivants quand commencera le XXIIe siècle. Aucun de leurs enfants ne sera plus au travail ; plus de la moitié de leurs petits-enfants et de leurs arrière-petits-enfants seront encore à l’école ou à l’université. Telle est l’extraordinaire prédiction qu’on peut faire au vu des tendances les mieux établies : notre société sera durablement dominée par l’épargne des grands-parents et la consommation des petits-enfants. Cela devrait nous conduire à remettre en cause toutes les fausses évidences dont se nourrit aujourd’hui le débat public. Et d’abord celles concernant la prétendue limite à imposer à la croissance des prétendus prélèvements obligatoires, dont les deux premières composantes seront demain l’éducation et la santé.
Il est au coeur de la pensée unique que de considérer ces dépenses comme une engeance, une catastrophe ; leur nom même fonctionne comme un repoussoir : « prélèvements » renvoie à Shylock et « obligatoires » à quelque extorsion dictatoriale. En réalité, ces dépenses ne sont pas toujours financées par l’impôt, mais souvent par l’assurance volontaire. Quand elles le sont par l’impôt, il est le résultat d’un vote démocratique. Un nom plus exact serait : « services démocratiques » ou encore : « dépenses vitales ». Si on retenait l’un ou l’autre, le débat sur leur part dans le revenu national changerait de nature.
Car – il faut s’y faire – dans nos sociétés, ces dépenses ne peuvent qu’augmenter, en valeur absolue et en pourcentage, pour de bonnes raisons : on vit plus vieux et les savoirs deviennent plus riches. Et, comme on ne peut automatiser les soins et l’éducation au rythme où on automatise les autres services, il est tout à fait normal qu’augmente leur part dans le revenu national. Cette croissance est même un signe de bonne santé économique, car il est sain de consacrer de moins en moins d’argent à des ordinateurs, des téléviseurs, des réfrigérateurs, dont la production est de plus en plus performante, et d’en consacrer de plus en plus à d’autres services, plus vitaux.
Tant que la médecine sera efficace, c’est-à-dire tant que l’espérance de vie augmentera et que la douleur en fin de vie diminuera, la croissance des dépenses de santé sera une bonne nouvelle. De même, tant que le niveau culturel et professionnel d’un pays s’améliorera avec la croissance du budget de l’enseignement, la croissance des dépenses d’éducation restera justifiée.
Dans quelques pays, les dépenses de santé et d’éducation augmentent de 10 % par an sans que cela soit nécessairement ressenti comme une tragédie. Dans la plupart des autres, dont la France, tout semble aller à l’envers : on se réjouit de voir augmenter de 50 % les dépenses de téléphones portables et on se plaint quand les dépenses de santé augmentent de 3 %. On freine la croissance des dépenses de santé en imposant des quotas globaux et on refuse de combattre les gaspillages individuels des médecins, alors qu’il faudrait faire exactement l’in
verse : interdire aux médecins, individuellement, de gaspiller mais leur permettre, collectivement, d’utiliser tous les progrès qu’ils génèrent.
Cela s’explique par la nature profonde du pouvoir dans nos sociétés, dominées par les vieux riches, ce qui s’exprime par la priorité donnée à la lutte contre l’inflation sur celle contre le chômage et par la prééminence des fonds de pension. Or la rentabilité du capital que gèrent ces fonds pour le compte des plus riches est grevée par les dépenses de santé et d’éducation. On les verra donc s’efforcer de plus en plus de limiter ces dépenses. Naturellement, lorsqu’elles sont faites par les autres. Car les plus riches n’accepteront évidemment pas qu’on limite leur droit de se soigner en fin de vie. Ni qu’on réduise le droit aux études de leurs propres petits-enfants. Ils se soigneront et paieront le prix qu’il faut pour envoyer leur progéniture dans les meilleures écoles ; les autres seront contraints de ne pas utiliser tous les progrès disponibles. On ne distribuera pas à tout le monde certains médicaments ; on ne permettra pas à tous d’avoir accès aux études les plus sophistiquées.
On présentera ainsi le principal dilemme de demain : augmenter les dépenses d’éducation et de santé, c’est réduire la rentabilité du capital. Les réduire, c’est condamner la société à n’être plus qu’un rassemblement inégal.
Telle est la vraie pensée unique : celle qui sert à imposer aux pauvres des contraintes que les riches refusent de s’appliquer à eux-mêmes. Elle conduira à l’euthanasie implicite de presque tous, au nom du respect de grands équilibres que les plus riches n’auront pas à maintenir.
Sortir de la pensée unique, ce n’est donc pas, comme le croient certains en mal de combats anachroniques, se battre contre le traité d’Amsterdam, ni contre l’équilibre budgétaire ; c’est refuser toute contrainte imposée sans raison sur la part des soins et de l’éducation dans le revenu national.
On pourrait très bien imaginer une société qui accepterait consciemment que cette part augmente, en valeur absolue et en valeur relative, au rythme du progrès thérapeutique et du savoir, sans que cela soit une catastrophe. Se soigner et se former seraient même alors vécus comme des activités socialement utiles, qu’il conviendrait de rémunérer. Qui se soigne ou se forme ne serait donc pas compté comme chômeur ou invalide mais comme accomplissant une tâche utile à la collectivité : quand un citoyen est en bonne santé, c’est toute la collectivité qui s’en trouve mieux ; de même, quand il se forme, c’est toute la collectivité qui s’améliore.
Une telle société, où le progrès technique aura radicalement transformé le commerce, la banque, l’industrie, pourrait consacrer la moitié de sa richesse nationale à permettre à ses membres de vivre un siècle entier sans douleur, en actualisant sans cesse ses connaissances. La part du revenu national consacrée aux « dépenses vitales » anciennement nommées « prélèvements obligatoires » y deviendrait alors un critère de progrès de la civilisation. De plus, cela orienterait le progrès technique et l’industrie vers les deux domaines déterminants de l’avenir, où se jouera la compétitivité des nations.
Telle sera demain la principale distinction, radicale, profonde, entre la gauche et la droite. Elle suppose de considérer, à droite, la vie comme une propriété privée, qu’il appartient à chacun d’entretenir et de valoriser. Et à gauche, comme la finalité même de toute activité sociale.
Aux Etats-Unis, où le pire côtoie toujours le meilleur, on a bien compris que l’éducation et la santé sont les deux gisements majeurs de progrès scientifique, économique et social du siècle prochain. On y accepte (sans le financer pour autant par l’impôt) que l’économie s’y oriente, pour le plus grand bien de l’industrie et des consommateurs solvables. En Europe, l’unification monétaire obligera vite à harmoniser les services publics et conduira, si l’on n’y prend garde, à réduire massivement les dépenses de santé et d’éducation pour contrôler le coût du travail. L’Europe aura ainsi, sans le décider, choisi la voie du pire. Il serait pourtant conforme à son génie de privilégier ces services vitaux en créant les conditions d’une réelle égalité dans leur accès.
Cela sera peut-être, sous le nom de Fraternité, la prochaine utopie.