La situation sur les marchés financiers mondiaux est peut-être en train de changer, avec des conséquences considérables sur les diverses sociétés, apportant une nouvelle fois la preuve de l’extraordinaire interdépendance des économies et des nations du monde. Et une preuve supplémentaire que la crise actuelle est loin d’être terminée.
Le président de la Federal Reserve Bank, Ben Bernanke, venant d’apprendre qu’il n’a pratiquement aucune chance de voir son mandat renouvelé par le président Obama, a annoncé cette semaine une « modération vers la fin de l’année des achats mensuels » d’actifs non conventionnels. Cette annonce énigmatique constitue en réalité une évolution considérable de la politique de la FED, que les marchés ont sanctionné.
Pour l’instant, l’économie américaine est portée à bout de bras par 100 milliards par mois de déficit budgétaire et 85 milliards de rachats de produits financiers par la Fed aux banques commerciales. Au total, tout cela a conduit à une dette publique de 16.000 milliards de dollars (plus de 100% du PIB, en hausse de près de 33 points de PIB depuis 2008)) et un bilan de la FED de plus de 4.000 milliards de dollars (soit un quadruplement depuis le début de la crise). Cet argent presque gratuit a permis aux banques américaines de rétablir leurs marges, au secteur militaire de continuer à fonctionner, aux administrations américaines de survivre et aux marchés boursiers de progresser à des niveaux inconnus et décorrelés de l’économie réelle. Il a aussi permis à des pays émergeants, comme le Brésil ou l’Indonésie, d’attirer des capitaux à la recherche de rendement, pour financer leur déficit de balance des paiements et leurs investissements.
En prenant cette décision de repli, le président de la Fed pourrait signifier qu’il pense que l’économie réelle américaine peut se passer de ce dopage, parce qu’elle irait beaucoup mieux. En effet, quelques signes positifs existent, notamment sur le marché de l’immobilier. Rien ne garantit que cela constitue les bases d’une reprise durable. Pour le moment, aucun moteur réel de croissance, aucune innovation, n’est venu prendre le relai. Les découvertes énormes de gaz non conventionnel sont loin d’avoir encore fait leurs effets sur la compétitivité du pays.
Les premières conséquences de ces annonces sont inquiétantes, parce qu’elles montrent que l’économie mondiale ne peut se passer de tels artifices : En quelques jours, les marchés américains, notamment obligataires, ont commencé à souffrir, sans que l’on parvienne encore à distinguer la saine correction des prémisses d’un krach obligataire redouté. Plus grave encore, les grands pays du Sud qui bénéficiaient de capitaux attirés par des rendements supérieurs à ceux, très bas, des bons du trésor américains ont immédiatement commencé à peiner à trouver de quoi financer leurs déficits. Les taux d’intérêt ont augmenté fortement, ce qui compromet leur politique de développement. Le Brésil, par exemple, va devoir financer sa dette à un cout supérieur. L’on peut également craindre que les taux remontent pour les pays périphériques d’Europe, puis ceux du cœur. Avec les mêmes conséquences politiques.
Les désordres produits par cette annonce de Ben Bernanke sont tels, que l’on peut donc s’attendre à ce que ce ne soit qu’un feu de paille et que, bien avant que l’année ne se termine, la Fed, et les autres banques centrales, conscientes que les drogués ne peuvent se passer de leurs produits, reviennent à leurs errements anciens. Avouant ainsi que la crise n’est pas réglée et qu’elle ne peut que s’aggraver à l’avenir, avec l’augmentation des dettes planétaires.
Voilà la leçon du jour : le monde est drogué par de l’argent imaginaire ; cette drogue est économiquement catastrophique. Le sevrage en serait politiquement désastreux.
A moins d’être enfin sérieux.
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