L’humeur de la France d’aujourd’hui  semble bien difficile à cerner. En  fait, elle se dessine avec précision,  en creux,  par la  réaction des Français aux principaux événements des derniers jours : le  pays semble  plus  choqué que jamais par une criminalité qui n’est pourtant pas plus élevée qu’avant.  Les  Français ne veulent clairement pas qu’on se mêle de la crise syrienne. Rien ne les choque plus que les statistiques mensuelles du chômage, qui donnent une piètre image du gouvernement qui les annonce.  Par contre, les Français ont plutôt bien accueilli la réforme,  très modeste, des retraites.  Et   il a été plus question des victoires de Français au tennis que de leurs défaites en football ou en athlétisme.  Enfin, les   plus récentes publications nous rappellent que le pays est un des plus riches du monde, avec une fortune nette supérieure à sept fois sa production annuelle.

On peut alors en déduire l’humeur française  du moment : Le pays dans son ensemble semble clairement plus intéressé par les bonnes nouvelles que par les mauvaises  et il en veut au pouvoir quand il est contraint d’en annoncer. Il est  tout aussi ravi quand on peut lui expliquer que le pays  peut se passer de réformes.

Naturellement, cette humeur française n’est pas l’humeur de tous les Français : certains  désespèrent d’un pays qui ne leur permet pas d’avancer et qui ne fournit pas d’avenir à leurs enfants ; ils  s’insurgent contre l’impossibilité  de franchir le plafond de verre qui les empêche de réussir  et qui laisse l’essentiel du pouvoir  et des patrimoines financiers et culturels à des héritiers.

D’une certaine façon, tout se passe comme si le pays était de plus en plus clairement divisé en trois groupes :

Le premier regroupe des entrepreneurs de toutes sortes (cadres, chercheurs, chefs d’entreprises, enseignants, médecins, infirmières, ouvriers, ou tous autres),  qui ont des projets ambitieux pour eux et leurs familles et qui, pour cela, sont prêts à prendre des risques. Une petite partie d’entre eux continuent de mettre leurs rêves au service d’un projet professionnel en France et de vouloir que le pays reste, ou redevienne,   puissant, avec une culture influente ; une plus  grande partie d’entre eux,  jeunes ou pas, riches ou pas, ne lient plus leur destin à celui de la nation et envisagent  de plus en plus de quitter le  pays pour entreprendre et  réaliser leurs rêves, personnels et familiaux.

Un deuxième groupe, de loin le plus nombreux, regroupe ceux qui forment l’humeur française. Ils sont, pour des raisons en général honorables, plutôt contents de leurs situations,  même modestes, sinon résignés à ne pas la voir s’améliorer ;  et surtout préoccupés de ne pas la voir se dégrader. Ceux-là s’arque-boutent  sur des privilèges et des rentes, même minuscules. Ils ont peur de tout changement, pour eux, comme pour les autres.  Politiquement, ils vont d’un parti à l’autre, vers celui qui leur promet de conserver au mieux leurs acquis.

Un troisième  groupe est fait d’une autre  partie des plus entreprenants : ceux qui veulent réussir sans se fixer   de règles morales ; ceux-là font le  choix de l’économie souterraine ou même  de la criminalité. Ils sont de plus en plus nombreux.

Si, dans un tel  contexte, le pouvoir se fie aux sondages pour fixer son cap, il laissera la nation s’enfoncer lentement dans un déclin mou et confortable, dans un monde où d’autres font le choix   de s’adapter sans cesse aux changements.

Dans un tel pays,  une révolution est de moins en moins vraisemblable, en tout cas aussi longtemps que ceux qui y auraient intérêt peuvent choisir de le quitter, ou de s’enfoncer dans l’illégalité.  Elle ne redeviendra vraisemblable que quand le pays, privé de ceux qui auraient pu oser le changement, verra son pouvoir d’achat et  la valeur de son patrimoine baisser si sensiblement que même les plus conservateurs ne pourront plus  croire que le statuquo est durablement tenable.  Les partis extrêmes, attendant leur heure, en seront les grands bénéficiaires.

Nous pouvons évidemment encore l’éviter. Pour cela, quatre trois combats sont prioritaires : faire comprendre à la majorité silencieuse que le conservatisme ne protégera durablement ses minuscules privilèges; tout faire pour que ceux qui veulent changer ce pays trouvent un intérêt à y rester ; attirer en France des élites étrangères, pour nourrir les forces du changement ; enfin, canaliser vers des activités légales les immenses énergies, trop souvent désespérées,  des jeunes  des quartiers.

A écouter les débats actuels, dans la majorité comme dans l’opposition, on en est bien loin.

j@attali.com