Le père d’internet, Vint Cerf, vient de faire scandale en rappelant, d’une phrase choc, les conséquences de  la dictature de la transparence,  que semblent installer les nouveaux réseaux. Pour lui,  le droit à une  vie privée risque de n’avoir été  qu’une parenthèse dans l’histoire de l’humanité.

Même si la réalité est beaucoup plus complexe, comme le montraient par exemple les études de Philippe Ariès, la thèse est globalement exacte.  Presque personne,   dans les peuples premiers,  n’avait de vie privée. Plus tard, le  droit à la vie privée est apparu comme  un privilège des puissants, des prêtres, des seigneurs, puis des marchands et des bourgeois ;  jusqu’à devenir, au 20eme siècle,  la grande revendication de  la classe moyenne.

Il est clair qu’aujourd’hui, il est de nouveau en train de disparaître.

D’abord parce que, de façon volontaire, chacun de nous étale de plus en plus d’éléments de sa vie privée sur les réseaux sociaux. Pour exister, pour se faire connaître. De même, personne, ou presque, n’est hostile à l’idée de fournir des informations,  statistiques ou  identifiables,  aux administrations ou aux assurances  pour être protégé,  soigné,  assuré .

De plus,  les informations qu’on communique ainsi à d’autres ont une grande valeur et peuvent être utilisées à notre insu. Ainsi   des informations qu’on laisse  aux opérateurs téléphoniques, aux moteurs de recherche, aux sites d’achat en ligne. Ainsi aussi des informations sur chacun de nous  que nos relations trouvent utiles de  faire connaitre  aux autres, sur leur propre blog,   dans les réseaux sociaux ou sur des sites spécialisés,  tel  Lulu ( www.onlulu.com) , qui permet depuis peu aux femmes  américaines de noter les  hommes qu’elles ont connu ou connaissent.

Demain, ces moyens de surveillance vont être démultipliés, par l’internet des objets, qui permettra de suivre en permanence nos rapports aux marchandises ; puis par les progrès des méthodes de diagnostic médical, de validation permanente des compétences professionnelles ou de surveillance policière.

Après-demain, certaines applications mettront toutes nos données personnelles en libre accès,  par exemple en  équipant des lunettes  d’un logiciel de reconnaissance morphologique et d’une connexion à toutes les bases de données.

Les conséquences de cette dictature de la transparence seront considérables : il  sera de plus en plus difficile de cacher aux autres ce qu’on pense d’eux.  Transparence et sincérité iront de pair. L’une forçant à l’autre. La liberté individuelle ne sera plus celle de ne rien dire de soi, mais de tout dire des autres.   On connaitra tous des opinions et des amours de chacun et de tous. Peu de relations, peu de secrets, peu de confidence, résisteront à cette dictature de la transparence.

Si l’on veut encore éviter ce monde, et ce qu’il a d’invivable, sans doute est-il urgent d’établir une charte considérant la vie privée comme un élément de la personne, interdisant à qui que ce soit d’en faire usage sans son accord ou celui d’autorités judiciaires.  D’établir une réglementation, au moins  européenne,  instituant et approfondissant  le « droit à l’oubli numérique », c’est à dire la possibilité pour les internautes de faire effacer leur données de façon permanente.  Cela ne suffira pas. Et en reviendra alors aux questions les plus anciennes des démocrates, inquiets des pouvoirs de l’Etat, de Thoreau à Tocqueville. Et aujourd’hui, il faut ajouter aux Etats des entités privées bien plus envahissantes.

Alors, comme ils le recommandaient, la meilleure défense restera de se débrancher ;  le grand luxe sera la déconnexion,  l’isolement, l’anonymat.  La clandestinité sera le privilège des puissants et des criminels. Et on développera des logiciels permettant de ne résider  que furtivement dans les réseaux, d’utiliser des avatars changeants et aléatoires.

De l’équilibre nouveau à trouver dépendra  la survie de la démocratie.

j@attali.com