Depuis des années, les élites politiques françaises jouent avec le feu ; cela pourrait se terminer très mal : une crise de régime n’est pas improbable. Et pour la conjurer, sans doute vaut-il la peine de la raconter, telle qu’elle pourrait se dérouler, telle qu’elle se prépare ; telle qu’elle s’annonce : confrontés depuis 2007 à une crise économique d’une ampleur considérable, les gouvernements français successifs n’ont pas pris la mesure des défis à surmonter. Aucun d’entre eux n’a expliqué au pays l’immensité des réformes à accomplir, ni même, ce qui eut été le minimum, les exigences de la maîtrise de la dette publique, dont ils se sont au contraire servi pour éviter de réformer.
Aujourd’hui, alors que le gouvernement de Manuel Valls ose enfin, un peu à la sauvette, annoncer 50 milliards d’économies, la classe politique dans son ensemble est comme frappée de stupeur. Le Parlement, écarté depuis des années de la réflexion sur la nature de la crise et sur les décisions à prendre, est comme atteint de sidération.
Devant ce déni de réalité, la majorité parlementaire pourrait, à un moment ou un autre, refuser de voter un des textes qui s’annoncent : soit le pacte de responsabilité ; soit le collectif portant sur des économies à faire dès le budget 2014 ; soit, pire encore, en novembre, le budget 2015. D’autant plus que, d’ici là, on apprendra que les 50 milliards d’économies annoncés la semaine dernière (et pas encore clairement identifiés) supposent d’énormes réformes de structure de l’hôpital et des autres services publics, et qu’ils vont toucher au cœur les classes moyennes ; et qu’on découvrira qu’il faudra en fait en trouver, dans les trois ans, plusieurs dizaines de milliards de plus pour éviter le dérapage de la dette publique.
Si cette majorité refuse de voter ces économies, inévitablement impopulaires parce que non expliquées, et si des blocs suffisants de l’opposition ne viennent pas la suppléer, un de ces textes essentiels, incontournables, ne pourra être voté que par l’utilisation par le gouvernement de l’article 49/3 de la Constitution, qui conduit au vote bloqué du texte en engageant la responsabilité du gouvernement. Malgré cette menace, les Verts et une partie de la gauche de la gauche pourraient refuser de se rallier et préférer un rejet du texte à la défense de la majorité en place. Cela conduirait au renversement du gouvernement, suivi inéluctablement de la dissolution de l’Assemblée nationale. La droite, qui emporterait les élections suivantes en un raz de marée, devrait alors répondre à la sollicitation du président de la République et désigner l’un des siens pour prendre la charge du gouvernement. Elle ne le fera sans doute pas, comme l’ont déjà annoncé plusieurs dirigeants importants de l’UMP ; son groupe parlementaire refusera la confiance à tout gouvernement que le Président pourrait nommer, qu’il soit composé de techniciens ou qu’il tente une Union nationale. Le président de la République serait alors contraint à la démission ; et on entrerait dans une campagne présidentielle, qui se jouerait à l’intérieur de la droite. La gauche serait écartée du pouvoir pour longtemps. Très longtemps.
Pendant ces longs mois de désordre, la France ne serait pas gouvernée ; aucune réforme ne serait mise en œuvre. Les déficits s’aggraveraient. Les remèdes ensuite nécessaires seraient bien plus sévères encore, si tant est qu’ils soient alors encore possibles.
Même si certains continuent d’espérer qu’un possible retour d’un cycle conjoncturel de croissance suffira à masquer les échecs du pays, ce scénario est probable. Et bien des forces politiques y ont, en apparence, intérêt : l’extrême gauche, pour faire naître un vrai mouvement révolutionnaire, débarrassée de l’hypothèque social-démocrate ; l’UMP, pour reprendre tous les pouvoirs, sans avoir pris le temps de réfléchir aux raisons pour lesquelles elle les a perdus en 2012 ; le Front national, pour faire en sorte que le pays ne puisse plus échapper à une sortie de l’euro et à sa victoire, après un nouvel échec de la droite parlementaire.
Ce scénario, probable, constituerait une catastrophe pour le pays ; et personne n’a en réalité intérêt à une telle politique du pire : ni la droite parlementaire ni la gauche de la gauche ne gagneraient rien à servir de marchepied à l’extrême droite. Quoi qu’elles pensent l’une et l’autre de l’action du Président, elles auraient l’une et l’autre au contraire tout intérêt à laisser le gouvernement actuel prendre sur lui l’impopularité de décisions chaque jour d’avantage plus inévitables.
Il n’empêche : la crise de régime, avant la fin du mandat de l’actuel Président, est une hypothèse très réaliste, dans un pays où le suicide politique semble devenu un sport national.