Pendant qu’on dispute doctement de savoir si on ne devrait pas beaucoup moins payer les jeunes, de France et d’ailleurs, pour exercer des métiers sans avenir, il ne faut pas s’étonner si certains d’entre eux n’attendent plus rien de leur pays. Et cherchent ailleurs leur destin. Les uns le trouvent dans les universités étrangères ; d’autres, dans des petits boulots dans tous les restaurants du monde ; d’autres encore, sur la route, à travers la planète ; d’autres encore, dans l’engagement dans des armées étrangères ; d’autres enfin, dans le terrorisme. Certains même, en cas extrême, choisissent d’en finir avec leur vie dans un attentat-suicide.
En fait, il n’y a pas beaucoup de différences entre tous ces jeunes : ils viennent, souvent, des mêmes milieux, de la même classe moyenne menacée de prolétarisation. Pour les uns, l’amour d’une famille exigeante, la rencontre d’un professeur, la main tendue d’un entraîneur ou d’un animateur associatif les poussent vers le savoir et l’épanouissement. Pour les autres, la solitude, l’humiliation, la malchance d’une autre main tendue, les entraînent vers la haine et l’autodestruction. Exils d’espoir. Exils de haine.
La réponse aux exils de la haine ne peut être purement répressive : la France, en particulier, n’est heureusement pas un goulag ; quiconque veut en partir, quel que soit son âge, peut le faire aisément. Quiconque trouve l’aventure du djihad comme réponse à sa solitude peut le faire ; comme, à l’inverse, nul ne peut interdire à qui que ce soit, venu d’ailleurs, de s’engager dans la Légion étrangère.
Dans les villages anciens, on ne laissait jamais seuls ceux qui flanchaient ; quelqu’un, toujours, s’occupait d’eux. Dans nos sociétés urbaines, une telle compassion n’existe plus ; au mieux, le faible est-il pris en charge par une succession d’institutions spécialisées, de la maternelle à l’entreprise et la maison de retraite, en étant à chaque fois abandonné par chacune d’elles, avant qu’une autre, parfois, ne prenne le relais. Et la famille, qui devrait faire le lien, rassembler toutes les expériences, est de plus en plus impuissante face à ces forces centrifuges.
Pour écarter les jeunes de ces sources de désespoir, la société ne doit pas se contenter de leur fournir des lieux successifs d’indifférence ; de leur faire distribuer des allocations par des guichets anonymes. Elle doit les entourer d’affection et associer à cette fin toutes les forces de la société : la famille, l’école, les services sociaux, les clubs de sport, les associations ; elle doit leur permettre de s’appuyer sur des référents, qui doivent les respecter, les écouter, ne jamais les quitter des yeux. Les parents, les enseignants, les animateurs de clubs des sport, les policiers, qui sont ces référents, doivent se parler, échanger des informations.
Y parvenir ne sera pas simple et il y faudra du temps. Il s’agit de recoudre le tissu social, et de faire travailler ensemble d’innombrables institutions, publiques et privées, qui ont appris à se méfier les unes des autres. Par exemple, cela suppose de les faire entrer décemment sur le marché du travail, avec un salaire décent, une activité intéressante et une perspective d’avenir. Ainsi, au lieu de débattre de savoir si on devrait laisser les entreprises proposer aux jeunes des salaires inférieurs au salaire minimum légal, il faudrait plutôt associer entreprises et organismes de formation, pour rémunérer ces jeunes par les unes pour un travail (pour un montant inférieur au smic, si nécessaire), et par les autres, avec un complément adapté, pour se former. Ces diverses institutions doivent aussi apprendre à travailler ensemble pour définir un programme d’accompagnement adapté pour chaque jeune.
Cela suppose une révolution, un bouleversement de la société, en particulier de l’Etat qui ne doit plus se réduire à une juxtaposition de guichets cloisonnés, auxquels chacun vient s’adresser, aux divers moments de sa vie. Lutter contre la solitude. Tout est là. Ce n’est pas si difficile. Encore faudrait-il oser se parler.